Notes de lecture

Vaneck, Léon

1989-04-01

Notes de lecture

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Tous les passionnés de Freud ont attendu longtemps avec amertume, récemment avec impatience, que paraisse enfin une édition complète et systématique de l'oeuvre freudienne. Il faut bien dire que, sur ce plan, le lecteur français n'a guère été gâté. Alors que, dans d'autres langues, les textes étaient devenus aisément accessibles – sans compter les privilégiés de l'allemand et de l'anglais – de sombres divergences d'intérêt reléguaient le lecteur français à une approche médiocre du texte. Nous avons évoqué ici même le plaisir suscité par les deux volumes des derniers textes inédits (Idées, résultats, problèmes – cf. Rev. B. Psychanal., n° 9, 1986, pp. 77‑82) ou par la nouvelle traduction des Trois essais (ibid., n° 13, 1988, pp. 95‑96). Ce n'est point qu'il faille réduire leur mérite aux premiers traducteur-pionniers mais le temps était là pour dénoncer l'anachronisme de pareille situation.

Avec le volume XIII, 1914-1915, nous voilà enfin comblés ! Le hasard ( ?) a voulu que ce soit l'homme aux loups qui nous initie à cette édition. Comme l'ordre chronologique se trouve enfin respecté, nous y retrouvons la célèbre Métapsychologie avec des textes aussi importants que "Pulsions et destins de pulsions" et "Deuil et Mélancolie". Et aussi le court article sur la "Vergänglichkeit". C'est donc à une relecture de l'oeuvre freudienne que nous nous trouvons conviés, dès ce premier tome.

Il serait sans doute trop long d'indiquer, dans le détail, l'intérêt des textes publiés. Chacun connaît assez l'inépuisable richesse de l'homme aux loups, qui permit à Freud d'étayer plus avant certaines de ses thèses, notamment en matière de traumatisme réel, non sans sacrifier parfois son écoute du patient – ou plutôt le patient à son écoute. Avec la Métapsychologie, terme apparu dès 1896 dans une lettre à Fliess, c'est aux pages parmi les plus ardues du répertoire freudien que nous avons à faire. Et comme cela se passe aussi en musique, nul ne peut se sentir quelque peu initié, fût-ce comme simple lecteur de textes contemporains, s'il ne s'y est quelque peu familiarisé !

Mais venons-en à deux remarques. La première porte sur le principe même de cette édition, dont le grand mérite est d'offrir enfin l'oeuvre freudienne dans une traduction française renouvelée et avec tout l'apparat critique nécessaire : références au texte original ainsi qu'à la Standard Edition, commentaires introductifs et en bas de page, respect de l'ordre chronologique, ajouts avec leur datation, index des personnes, des personnages et des oeuvres, index (tout à fait précieux) des matières.

Ceci nous conduit à une seconde remarque, relative aux options de la traduction, lesquelles ne sont sans doute pas si évidentes, puisque les principaux "acteurs" ont ressenti la nécessité de s'en expliquer longuement, dans un volume séparé et intitulé Traduire Freud.

Sans doute, des esprits chagrins regretteront-ils le caractère parfois tranché, sinon arbitraire, de certains choix. Si "Vergänglichkeit" peut se traduire par "passagèreté", encore qu'il faille déjà se sentir sensible à la tournure poétique, vraisemblablement présente chez Freud, le mot français de "désaide" perd beaucoup de la pertinence de l"'Hilflösigkeit". Autre aspect de la question : l'abandon de concepts devenus classiques au profit d'autres, parfois forgés à neuf, ne simplifie guère l'attente d'une langue commune.

Les auteurs nous expliquent dans le détail leur difficulté à conjuguer en une même traduction – c'est pour cela que certaines oeuvres de la littérature universelle sont retraduites régulièrement – l'attention au texte, au style, au génie propre à chaque langue, au contexte, aux dérives sémantiques. A défaut de se sentir toujours d'accord, un travail élaboratif nouveau s'est en quelque sorte fait jour avec ce volume "Traduire Freud" puisqu'il nous fournit, outre les explications déjà évoquées, une "terminologie raisonnée" due au travail exégétique minutieux de Jean Laplanche et complétant de manière saisissante le fameux "Vocabulaire". On y trouve aussi un glossaire (F. Robert) où, à chaque fois, au mot français servant d'entrée, sont mis en correspondance le ou les termes allemands, et au niveau d'une troisième colonne, les autres traductions possibles ou les antonymes. La complexité de cet instrument de travail est réelle, et exige du lecteur une application linguistique de haut niveau. S'il peut faire le bonheur des passionnés du genre, il nous a semblé de moindre évidence pour le lecteur ordinaire.

Toute la question est donc là : pour lire Freud en traduction, est-il bien besoin de tant d'apprêts ? L'édition séparée d'un volume explicatif traduit à coup sûr la difficulté devant laquelle se sont trouvés les traducteurs. La "terminologie raisonnée" m'est néanmoins apparue d'un grand intérêt pour qui veut approfondir l'analyse comparative.

Avec le volume III, 1894-1899, c'est la pleine période des écrits sur les psycho-névroses, leur symptomatologie et leur classification, leur étiologie, et partant, l'indication déjà affirmée du rôle décisif de la sexualité. Textes nombreux, relativement courts, qu'on avait coutume de retrouver pour une part dans le volume rassemblant les textes nosographiques, "Névrose, psychose et perversion". Il est intéressant de les voir restitués dans une chronologie qui permette d'étudier leurs interconnexions ; on peut néanmoins espérer que les éditions antérieures regroupant certains textes par sujets garderont leur place sur le marché. La même rigueur scientifique préside, bien entendu, à la confection de ce deuxième tome ; les mêmes options dans la traduction, aussi.

En définitive, et en dépit des surprises que réserve par moments au lecteur cette traduction des oeuvres complètes, c'est à un moment historique dans la diffusion de la pensée freudienne que nous assistons. Une édition critique et respectant la chronologie est ainsi mise à la disposition des analystes et des chercheurs. Espérons qu'elle devienne un véritable outil de travail, et que l'immensité de la tâche accomplie l'emporte sur les péripéties de détail.