Notes de lecture

Labbé, Paul

1987-10-01

Notes de lecture

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A la vue de ce livre, j'ai été très surpris. Je n'avais jamais associé le nom de Fenichel (1897-1946) à la notion de gauche idéologique, de contestation. Au contraire, depuis le début de ma formation dans les années 50, Fenichel était un classique, donc un orthodoxe et la Théorie psychanalytique des Névroses, parue en français en 1953, était considérée dans mes lectures et conversations comme la bible de la psychanalyse… Fenichel semblait donc faire partie de l'establishment.

C'est précisément le contraire qui est la thèse développée par Jacoby dans son livre : Fenichel était un homme de progrès, ouvert à la confrontation et au changement, une autorité par son savoir et son sens clinique mais nullement enclin à exercer un pouvoir de limitation et aussi un esprit animé de préoccupations sociales, sociologiques et culturelles très grandes. L'auteur est convaincu que l'image de Fenichel dans le monde psychanalytique d'aujourd'hui en tant que parangon de l'orthodoxie classique à l'exclusion d'autres perspectives, résulte d'un refoulement de parties essentielles de l'idéologie psychanalytique : ses interrelations avec les sciences humaines et son combat pour la libération des opprimés dans la société ; corrélativement ses évidentes connexions historiques avec le mouvement socialiste et communiste.

En effet, à partir d'environ 1922, à Berlin où il se forme, Fenichel est au centre d'un groupe d'analystes à préoccupations sociales et politiques de gauche.

De 1934 à 1945, soit 6 mois avant son décès d'une rupture d'anévrisme cérébral, il a envoyé, d'Europe et des USA, 119 lettres circulaires (de 15 à 80 pages) personnellement à 6 collègues amis, analystes de la 2ème génération, nés comme lui aux environs de 1900 : Annie Reich, Edith Jacobson, Kate Friedländer, Barbara Lantos, Edith Gyömröi et Georges Gero. Il y exposait ses réactions sur les publications et événements psychanalytiques et y développait beaucoup les retentissements qu'il en envisageait en matière notamment de politique, éducation, culture, sociologie. Ses collègues lui répondaient individuellement et Fenichel y revenait dans la lettre suivante, et ainsi de suite.

Généralement en marge ou en opposition avec l'establishment psychanalytique et ses tendances à la conservation autoritaire, Fenichel et son groupe évitaient que leurs discussions soient publiques, encore plus après l'émigration aux E.U. devant le nazisme. Depuis lors, aurait disparu, là-bas, dans la psychanalyse ce qui n'était pas pratique clinique :

"Parmi les forces agissant sur la psychanalyse et intéressant directement les freudiens politiques, il faut mentionner la professionnalisation et la médicalisation, l'insécurité des analystes immigrés, l'hostilité à l'égard du marxisme et l'impact des néo-freudiens. Tous ces facteurs ont pratiquement conspiré à domestiquer la psychanalyse, à amoindrir ses implications plus générales mais aussi culturelles, à détourner les analystes à la fois des enjeux publics et de la place publique. Les premières générations d'analystes embrassèrent la psychanalyse avec une ardeur de prosélyte ; ils cherchaient à réformer le monde ou, tout au moins, ses codes sexuels et sociaux. C'étaient des intellectuels rebelles qui ne craignaient pas de s'engager dans les débats culturels et politiques de leur temps. Mais l'esprit et l'éthique qui les animèrent, eux et leur psychanalyse, n'ont pas survécu" (p. 24).

Cette thèse me paraît surtout pertinente pour les Américains, moins pour les Européens. Néanmoins, je serais d'accord avec l'auteur lorsqu'il constate : "L'histoire des freudiens politiques a été obstruée, et il lui arrive parfois de troubler le sommeil de la psychanalyse".

Les psychanalystes protègent le passé de leur discipline. Outrepassant très largement les frontières de l'éthique et de la décence, ils ont verrouillé les archives pour des décennies, ou même des siècles. Certains documents de la Sigmund Freud Collection, à la Bibliothèque du Congrès, qui rassemble les archives de maints analystes, ne seront accessibles qu'au XXIIème siècle ! Qu'y a-t-il à cacher ? Dans les chroniques, les biographies ou les notices nécrologiques, le passé socialiste de nombreux analystes n'est généralement pas mentionné. Les écrits plus politiques de Fenichel ont été soigneusement omis de ses Collected Papers réunis après sa mort. De même qu'un individu risque de payer une obsession d'une perte de vitalité, l'obsession avec laquelle la psychanalyse tout entière fuit son passé se solde par un déssèchement de sa vie théorique.

"Il est facile aujourd'hui d'oublier que bien des premiers psychanalystes se réclamèrent eux-mêmes du socialisme et du marxisme. Peut-être même étaient-ils en majorité. Parmi eux, il faut citer Paul Federn, Hélène Deutsch, Siegried Bernfeld, Herman Nunberg, Annie et Wilhelm Reich, Edith Jacobson, Willi Hoffer, Martin Grotjahn, Karl Landauer, Bruno Bettelheim, Ernst Simmel et Fenichel. Et avant le choc du fascisme, ces analystes n'étaient pas le moins du monde isolés. Dans l'atmosphère politiquement chargée de la Vienne et du Berlin de la fin des années 1920 et du début des années 1930, leur vie et leurs projets étaient bien souvent imbriqués" (p. 22).

Cet ouvrage, bien présenté et facile à lire, est, en fait, plus essai historique que livre d'histoire. Il est aussi très intéressant par les nombreuses informations qu'il apporte sur la vie de ce très grand personnage que fut Fenichel et de beaucoup d'analystes d'Europe Centrale d'avant-guerre (dont nous connaissons généralement l'importance par les références bibliographiques) et également sur les rapports entre eux et les mouvements et idéologies socialistes de l'époque.

Pour finir, relevons au passage deux informations pour la petite chronique :

  • Fenichel alla plusieurs fois en URSS entre 1920 et 1930, en revint très enthousiaste, puis devint très critique, comme André Gide et tant d'autres intellectuels progressistes d'alors.
  • Wilhelm Reich (1897-1957), connu pour son Analyse du caractère (1933) et dont Annie Reich fut brièvement la première épouse, était au début très proche du groupe Fenichel. E. Gyömrö rapporte que, lors d'une promenade amicale sur la plage de Copenhague en 1933, W. Reich, exposant devant elle et Fenichel ses idées sur l'"Orgone", s'écria brusquement : "Eh bien, mes enfants, si je n'étais pas aussi sûr de ce sur quoi je travaille, je prendrais ça pour un fantasme de schizophrène" ! !