Notes de lecture

Alsteens, André

1987-04-01

Notes de lecture

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Une citation de Céline, en exergue, indique assez bien un des fils conducteurs de l'ouvrage  : "C'est peut-être ça qu'on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir". Un fil fait de plusieurs brins, tissés ensemble  : la quête de toute une vie, le "rien" de son objet, le chagrin pour expérience primordiale à la jointure de la séparation, l'identité qui y trouve son aliment premier (ou dernier), enfin la mort à l'horizon, toujours à l'horizon.

Un chapitre d'abord sur l'enjeu actuel  : face à la chimie des antidépresseurs, la réponse de l'analyse en quelque sorte subversive, confrontant le sujet en dépression au "visage caché de Narcisse", décelant le deuil impossible de l'objet maternel, la problématique ouverture à l'altérité et les tâtonnements de l'accès à la symbolisation. Les avatars de la parole polarisent l'attention d'un second chapitre. Le tarissement de la parole s'y révèle comme l'évitement d'un deuil, rendant impossible l'enchaînement, dans le langage, des signifiants, et comme le refus d'adhérer à un registre (préexistant) de signes. Par une dérive sémantique, Kristeva oppose ici

déni et dénégation, donnant au premier le sens d'un refus du signifiant, à l'autre la portée de ce que j'appellerais l'illusion nécessaire à la survie devant la perte de la mère. Ce texte consacré à la vie et à la mort de la parole nous a particulièrement frappé par l'intérêt porté au "ton qui fait la chanson".

Trois vignettes cliniques exposent ensuite diverses facettes de la dépression féminine, Kristeva s'interrogeant d'entrée de jeu sur "l'addiction" particulière de la sexualité féminine "à la chose maternelle" et sur le deuil de l'objet d'apparence "plus difficile, sinon impossible" pour une femme (p. 96). Le corps-tombeau avec son omnipotence perverse et frigide, la "perversion blanche" voilée dans la dépression, le désir d'enfant, synonyme d'une fusion omnipotente et léthale : autant de façons dont se noue l'impossibilité du désir, faute de pouvoir franchir un "orgueil incommensurable" (p. 102). Bien des annotations portent, à cette occasion, sur la position particulière de la féminité face à la "solution" dépressive.

L'autre moitié du livre traite de la beauté, visage admirable de la perte (p.111), métamorphosant celle-ci pour la faire vivre. Tirées de la peinture et de l'écriture, défilent plusieurs figures exemplaires le "Christ mort" de Holbein, "El desdichado" de Nerval, "Crime et Châtiment" et d'autres textes de Dostoiewski, la "rhétorique blanche" de Duras. Autant d'occasions pour Kristeva d'aborder, à partir de sa riche érudition, des thèmes aussi variés que certains aspects significatifs de la foi chrétienne, l'objet spécifiquement nervalien du chagrin, la place d'une souffrance "primordiale" au seuil de la séparation et le rôle du pardon inhérent à toute renaissance psychique, la "maladie de la douleur" concrétisée dans le naufrage des mots, pourtant destinés à apprivoiser celle-ci et sans cesse la propageant.

On l'aura compris, cette seconde partie explore, dans la culture, les traces de ce mal qui ronge l'homme à l'aube de son existence et lui donne de chercher tant bien que mal un équilibre précaire où il puisse fonder assez de son identité et enraciner assez de son désir. Les commentaires se font ici plus libres et abordent maintes questions d'ordre philosophique ou religieux.

Que retenir de cette lecture ? L'importance du deuil inéluctable dans toute vie humaine, l'enjeu de la solution mélancolique, ou plus généralement dépressive, pour la vérité de l'accès au désir, les figures esthétiques d'une hantise universelle. Kristeva nous y conduit d'un style alerte, par associations successives et indéfinies, débordant souvent le propos de l'analyste par des développements plus "littéraires". Cette façon de faire pourra en étonner plus d'un, elle est pourtant légitime  : il suffit d'en reconnaître les contours pour prendre plaisir à une écriture certes parfois déconcertante mais souvent riche en prolongements, vérifications et même contestations.