Notes de lecture

Jullian, L.

1994-04-01

Notes de lecture

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Les textes recueillis dans cet ouvrage représentent le témoignage et la réflexion d'un groupe de psychanalystes (pour la plupart de l'Amérique du Sud).

Cette réflexion s'articule autour de deux axes :

– Un premier axe de réflexion s'interroge sur l'origine et l'impact des dictatures militaires dans l'équilibre et le fonctionnement psychique des gens ;

– Un deuxième axe de réflexion s'interroge sur la pratique, la théorie et l'éthique du psychanalyste sous un régime de terrorisme d'Etat.

En partant de l'exemple de la dictature instaurée en Argentine de 1976 à 1983, les différents auteurs nous font part de leur vécu et de leur expérience professionnelle sous le régime de la terreur.

La richesse et la finesse des hypothèses élaborées nous donnent une vision d'ensemble de la complexité du problème.

Voici les titres de huit articles faisant partie de cet ouvrage :

– "Etat de menace et psychanalyse", par Janine PUGET ;

– "Violence sociale et réalité dans l'analyse" par Marcelo N. VIGNAR ;

– "L'autoritarisme dans la société argentine et son rôle dans l'apparition de pathologies graves" par Léa RICON ;

– "Les vicissitudes de la pulsion de savoir dans certains deuils spéciaux" par Julia BRAUN de DUNAYEVICH et Maria Lucie PELENTO ;

– "Récupérer la honte", par Silvia AMATI ;

– "La transmission de l'horreur", par Maren ULRIKSEN-VIGNAR ;

– "Travail du clinicien, terrorisme d'Etat et avenir des psychanalystes" par Vicente A. GALLI ;

– "Ruptures catastrophiques et travail de la mémoire" par René KAES, avec une introduction : "Eléments d'histoire de la dictature argentine" par Janine PUGET.

Nombreuses sont les questions que se posent les auteurs de ce livre et nombreuses sont aussi les interrogations éveillées chez les lecteurs.

Tout d'abord, la violence sociale et sa représentation mentale, les difficultés de conceptualiser la réalité sociale et ses effets sur le cadre psychanalytique.

Comment le psychanalyste peut-il préserver ses capacités de sublimation lorsque le monde quotidien avec sa charge traumatique vient violer le champ analytique ?

Comment se repérer lorsque le MOI perd la possibilité de reconnaître les données qui lui permettent de discriminer d'une façon ordonnée le danger venant du monde extérieur, de faire la différence entre l'imaginaire et la réalité, entre le dehors et le dedans, entre la vie et la mort ?

Comment le psychanalyste pris au piège, lui aussi, de ce tissu social de la réalité, peut-il aider le patient à retrouver ses repères ?

Comment peut-on continuer à penser quand penser devient un acte "subversif" ? Quand on sait que ceux qui ont pensé et parlé ont été tués, massacrés, torturés, disparus au nom d'une raison d'Etat : "… le premier acte de la violence sociale catastrophique est d'établir la terreur par la désarticulation du processus de la pensée. C'est pourquoi, l'abolition de l'ordre symbolique donne à l'objet disparu le statut affolant d'une représentation fantomatique dans le psychisme. L'angoisse que suscite la terreur ne peut être refoulée ni projetée, ni se lier à des représentations de choses et de mots, ni trouver des représentations et des objets dans le symbolisme linguistique et social. L'attaque contre l'identité de l'espèce (génocide) et la société (torture, disparition) est une attaque contre l'originaire et contre l'ordre symbolique ; elle inclut nécessairement l'attaque contre le cadre métapsychique".

Comment se défendre de cette mise à mort de la pensée ?

Comment se laisser aller à dire tout ce qui nous vient à l'esprit quand tout le tissu social sous la menace produit un accroissement sans limites des "angoisses confusionnelles et paranoïdes-schizoïdes" ?

Et cette violence : D'où vient-elle ? De l'intérieur ou de l'extérieur ?

Où se trouvent ses bornes et ses conflits ?

Enfin, les textes recueillis dans ce livre passionnant constituent un témoignage et un document précieux sur l'histoire du peuple argentin et sur les incidences psychiques d'un fratricide.

Bien que paru depuis quelques années (1989), cet ouvrage garde toute son actualité et ses hypothèses restent un outil précieux de travail pour toutes les situations extrêmes ou traumatiques faisant partie de l'ordre de l'inimaginable et de l'impensable. D'où l'intérêt de le faire connaître à ceux qui, comme moi, ne l'avaient pas encore découvert.