Notes de lecture

Delahaye, Baudouin

1986-04-01

Notes de lecture

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Voici un livre d'un auteur qui m'est inconnu, bien que je puisse sans peine l'identifier comme un héritier (les premiers travaux de ce groupe remontent à plus de 25 ans… ) de l'Ecole Psychomatique de Paris, un livre dont le titre m'a irrésistiblement attiré, tant il est le reflet d'intérêts actuels pour le corps et la biologie et suscite ma curiosité pour tous les problèmes d'épistémologie. Pourtant son titre – le corps entre biologie et psychanalyse – risque d'induire en erreur plus d'un lecteur. En effet, si la première partie du livre traite des rapports entre biologie et psychanalyse, la seconde partie n'a que des liens très indirects avec la biologie, en traitant essentiellement de métapsychologie psychanalytique : l'auteur nous propose une possibilité de penser économiquement les pathologies que nous rencontrons aujourd'hui sur nos divans. "Questions à la psychanalyse d'aujourd'hui" serait un titre qui répondrait mieux à ce travail qui peut intéresser tant le théoricien que le clinicien, constituant, à mon avis du moins, un des livres importants de ces dernières années qui ont été dans l'ensemble assez pauvres en publications psychanalytiques originales et créatrices.

La confrontation de la psychanalyse à la biologie n'est pas sans nous rappeler les premiers intérêts de Freud dont le projet initial – auquel d'ailleurs il n'a jamais totalement renoncé – fut de concevoir une théorie biologique de la névrose. Cette partie de l'ouvrage de C. Dejours ne vise pas une synthèse, mais peut-être plus simplement une articulation entre les théories biologiques et psychanalytiques au travers de trois charnières particulières : l'angoisse représentée ou non, symbolisée ou non avec ses niveaux de désorganisation biologique et/ou psychique ; la mémoire, comprise du point de vue biologique comme une inscription moléculaire et cellulaire, mais qui, du point de vue psychanalytique, reste d'abord une théorie de l'oubli et de la déformation lors de la reconstitution ; le rêve, enfin, à comprendre biologiquement dans ses rapports au sommeil paradoxal et psychanalytiquement comme organisateur du refoulé. Si ma méconnaissance biologique ne me permet pas toujours d'apprécier l'adéquation de cette confrontation, je me suis pourtant toujours senti concerné par le type de questionnement de l'auteur. Cette première partie se clôture par une intéressante discussion sur les rapports économiques entre rêve et orgasme.

Avec la deuxième partie de ce livre, écrit dans un langage concis et clair qui n'a rien à voir avec cette écriture méandreuse qui est le propre de beaucoup d'analystes francophones, on entre de plain-pied dans la métapsychologie. La pratique des cures de psychosomatiques, de cas-limites sinon même de psychotiques et de pervers amène l'auteur à s'interroger sur l'économie du clivage, sur la pulsion de mort et la violence. Pour ce faire, il postule une troisième topique qu'il appelle topique du clivage distinguant un secteur du fonctionnement psychique basé sur le mécanisme du refoulement et un autre sur celui du déni ; dans le premier un préconscient plus ou moins étoffé fait face à un inconscient fait de refoulements successifs, l'ensemble étant articulé essentiellement sur le mode névrotique décrit par Freud ; dans le second, un conscient (et il est vrai que Freud n'a jamais défini ce qu'était le conscient) logique fait d'apprentissages acquis de l'extérieur et qui fait face à un inconscient primaire inaccessible. Le clivage serait le résultat de la séparation plus ou moins marquée de ces deux secteurs. Le faux-self de Winnicott correspondrait ainsi à une hypertrophie du secteur de la conscience logique au dépens d'un secteur dominé par le processus secondaire. Bien entendu, une grande partie de la discussion va tourner autour de cet inconscient primaire qui n'a jamais fait l'objet d'un refoulement, hérité, inné, roc biologique… A partir de ce modèle, dont je n'ai pu esquisser que quelques traits, C. Dejours essaie de faire jouer différents modes de fonctionnement psychique. C'est astucieux et surtout riche cliniquement car son modèle permet de penser ces cas difficiles qui ne peuvent entrer dans le cadre des cures-types, mais peut-être, surtout, permet de rendre compte de certains aléas de la cure tels que somatisations, mises en acte, toutes formes de violence ou de pervertissement du transfert. En effet, la pathologie dont il s'agit se caractérise moins par la présence de conflits intra ou interpersonnels que par une économie pulsionnelle particulière où la répartition énergétique dans l'appareil psychique peut mener à des débordements traumatiques. L'auteur cherche donc à rendre compte des défaillances de l'appareil psychique en tentant de les représenter topologiquement alors que jusqu'à présent elles ne pouvaient être représentées que négativement ("envers de la névrose", "psychose blanche", "carence fantasmatique", … ).

Pourtant, le modèle de Christophe Dejours n'est pas vraiment une troisième topique ; en réalité, il s'agit d'un aménagement de la première topique à la lumière des toutes dernières découvertes de Freud sur le clivage du moi (1940 a) et le déni de la réalité et de la castration.

Quoiqu'il en soit, voilà un livre théorique qui met en forme une hypothèse crédible et un modèle de compréhension réaliste qui nous permet de penser un peu plus loin notre pratique des cas difficiles. Certes, la pensée de l'auteur est inachevée, sa systématique parfois un peu naïve (avec des schémas un peu "alexandériens", fermés sur eux-mêmes). Mais on sent chez lui la présence d'une pratique vive de la psychanalyse. Aussi ne sera-t-on pas étonné de voir figurer dans cette approche réflexive de la pratique analytique, en bonne place, la violence instinctuelle et la pulsion de mort comme objet possible du travail interprétatif.

Freud, déjà en 1904 (1905 a), imaginait la possibilité de constituer, un jour, "une psychothérapie des psychoses" pour autant que l'on puisse "modifier la méthode de façon adéquate". Il est évident que l'approche de C. Dejours amène immanquablement à réfléchir notre pratique : comment sortir du clivage ? Comment aborder et interpréter le non-représenté des formations non névrotiques, de la mise en acte, de la somatisation, de la violence ? Comment interpréter la pulsion de mort ou ses conséquences ? Faut-il dès lors penser à des aménagements techniques de la cure ou permettre une plus grande souplesse à l'analyste ? Le problème déjà posé par Ferenczi en son temps, a été reposé récemment de manière très claire par Didier Anzieu notamment (la cure de Mme Oggi en est un bel exemple).