Notes de lecture

Vaneck, Léon

1985-10-01

Notes de lecture

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En mars 1984, l'Unité de Psychiatrie de l'Adolescence de Genève fêtait son dixième anniversaire. Son médecin-directeur, Fr. Ladame, en collaboration avec le Prof. Ph. Jeammet de Paris, ont organisé à cette occasion un symposium international.

Cet ouvrage nous rapporte l'essentiel des travaux de ces journées consacrées au thème "La psychiatrie de l'adolescence aujourd’hui".

Après l'introduction de Fr. Ladame, nous y trouvons les trois exposés généraux d'E. Kestemberg (Paris), de J.F. Masterson (New York) et de M. Laufer (Londres), spécialistes mondialement connus par leurs travaux théoriques et cliniques sur les adolescents, et les comptes-rendus des deux tables rondes organisées à partir des exposés généraux.

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Dans son introduction, Fr. Ladame s'interroge : "Quels adolescents soigner et comment ?". Dans la ligne de ses travaux antérieurs, Fr. Ladame défend l'idée selon laquelle le champ de la psychiatrie de l'adolescence doit se circonscrire, en sa spécificité, autour de ce que M. Laufer appelle les impasses dans le développement ; le travail d'évaluation du psychiatre ou du psychothérapeute d'adolescent consiste à pouvoir se prononcer sur l'aspect éventuellement passager des troubles ou sur l'existence d'une impasse d'un arrêt de développement caractérisé essentiellement par une rupture des liens entre les différents éléments psychiques, où l'axe de repérage central se situe au niveau du couple d'opposés liaison – déliaison. Fr. Ladame s'explique, à partir de son expérience clinique, sur la nécessité de spécifier au mieux la nature de l'impasse du développement dans le sens d'une pathologie borderline, de troubles narcissiques dominants (selon lui, ce sont ces derniers qui exposent le plus à de possibles insuccès thérapeutiques) ou d'un fonctionnement psychotique (lequel présente moins de risques de rupture thérapeutique).

Les traitements intensifs la plupart du temps dans sa pratique clinique, s'articule autour du concept clé de psychose de transfert où, dans le hic et nunc du cadre analytique, le "break down" peut se revivre et s'élaborer progressivement ; nous voyons clairement ici la position de Fr. Ladame qui donne nettement la préférence aux traitements longs, qui visent à dénouer la trame psychopathologique en acceptant l'enjeu de la psychose de transfert et l'engagement qu'elle implique, même s'il peut comprendre les partisans de mesures thérapeutiques plus "prudentes" et moins engagées.

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E. Kestemberg développe remarquablement sa compréhension de "La pathologie de l'adolescence : prémices, passage ou catastrophe ?". Pour qui connaît les travaux d'E. Kestemberg depuis 30 ans sur l'adolescence et les adolescents, cette communication à la fois théorique et clinique, illustre admirablement sa pensée, "actualisée", oserais-je dire, mais en même temps belle synthèse de sa longue expérience et de ses élaborations théoriques. Présentée sur un mode très vivant et fort évocateur, le travail d'E. Kestemberg met bien en évidence les enjeux fondamentaux de l'adolescence et les risques de catastrophe que court l'adolescent dans des cas drastiques, ainsi que les autres risques, plus modérés, dans d'autres cas de figure. Nous pouvons aussi y voir avec une grande clarté ce qui détermine ses orientations thérapeutiques, parfois différentes de celles de Fr. Ladame et des autres intervenants.

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J.F.Masterson expose un cas clinique de pathologie border line, précédé d'une brève introduction "Sur les traces de la triade border line", où il tente de montrer que le pivot du travail thérapeutique consiste à mettre en plein jour les vicissitudes cliniques inhérentes aux mécanismes de ce qu'il appelle "la triade borderline" ; celle-ci fait, selon lui, que tout mouvement de séparation individualisante ou d'action du self entraîne une angoisse et une dépression, contre lesquelles surgissent des mécanismes de défenses spécifiques. Son illustration clinique, intéressante, pose beaucoup de problèmes techniques, notamment quand l'auteur explique ses exigences dans la réalité au début du traitement (ne plus vivre à la maison, trouver du travail) et ses positions quant à l'inefficacité d'un travail interprétatif. Les questions de la salle, reprises en fin de chapitre, montrent à l'évidence l'étonnement de plusieurs participants et leurs interrogations, qui sont aussi les miennes, par rapport aux conceptions de Masterson. Celles-ci ont toutefois le grand mérite de nous inviter une fois de plus, à réfléchir sur les perspectives psychothérapeutiques auprès des adolescents borderline.

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Autrement plus intéressante me paraît l'intervention de M. Laufer qui pose d'emblée les questions : "Comment imaginons-nous qu'un changement est possible dans le psychisme de l'adolescent et comment voyons-nous notre rôle de spécialiste, pour autant qu'il y en ait un, dans ce processus de changement ?" Et qui devons-nous traiter ?" A partir de ces interrogations centrales, M. Laufer explicite remarquablement le modèle qu'il utilise dans son travail quotidien. Reprenant Freud dans "Les trois essais" et plus particulièrement celui de la puberté, M. Laufer développe sa notion de "cassure", le "break-down" dans le développement, qui signifie un rejet inconscient du corps sexué, la haine de son propre corps et le besoin de maintenir inconsciemment une image de soi comme victime ou quelqu'un qui est persécuté ou rendu impuissant par des forces à l'oeuvre à l'intérieur de soi sur lesquelles aucun contrôle n'est possible. L'idée centrale de Laufer, c'est que c'est ce "break-down" dans le processus de développement qui constitue la pathologie, laquelle peut s'exprimer à travers divers symptômes. Il s'interroge ensuite sur la nécessaire connaissance de la gravité de la pathologie avant toute décision quant au type de traitement et à ses buts, définissant trois catégories principales : développement dominé par un fonctionnement défensif, impasse dans le développement, développement subissant une fin anticipée ; comme exemple d'impasse, il cite les tentatives de suicide, l'anorexie, l'obésité, et comme fin anticipée, les toxicomanies, les perversions, les solutions homosexuelles. Laufer voit l'intérêt de se référer à certaines catégories diagnostiques dans leur rapport très étroit avec toute discussion concernant les objectifs thérapeutiques, même si, souvent, l'évaluation est très difficile au moment des entretiens préliminaires et ne se clarifie qu'en cours de traitement. Laufer parle même "d'une tranche (thérapeutique) d'essai". En tout cas, poursuit-il, la décision du choix thérapeutique devrait reposer sur la connaissance du type de traitement le mieux adapté à la psychopathologie de l'adolescent et le mieux à même de permettre de modifier la direction de son développement, de telle sorte que sa vie sexuelle et sociale, à la fin de l'adolescence et au cours de sa vie adulte, soit régie par des facteurs non pathologiques plutôt que par la pathologie pour laquelle il est venu chercher de l'aide. Laufer ne pratique que des traitements individuels, tantôt (cas pas trop graves), au rythme d'une ou deux séances par semaine, tantôt (cas graves) dans une psychanalyse à séances quotidiennes. Le but essentiel, quel que soit le traitement proposé, est de permettre à l'adolescent de comprendre, au bout du compte, par le biais du transfert, pourquoi il a dû avoir cette cassure au moment de la puberté. Le fait de revivre transférentiellement la haine et le rejet de sa sexualité permet au processus d'intégration du corps sexuellement adulte de se remettre en marche. Pour que ce soit possible, le traitement doit utiliser l'expérience du transfert comme outil premier pour la compréhension et l'enraiement de la psychopathologie et l'orientation de l'organisation sexuelle définitive. Pour Laufer, il faut nécessairement en arriver à une perlaboration transférentielle du "break-down", plus facile, selon lui, à partir de seize ans.

Enfin, Laufer termine son intervention en soulignant l'importance capitale dans son centre de discuter de tous les traitements en cours, pour faire face à l'angoisse des thérapeutes qui traitent ces adolescents gravement malades. Belle formule de supervision collective, hebdomadaire, dans une équipe de service public qui comporte 19 psychanalystes.

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Dans la première table ronde, le lecteur trouvera tout d'abord un intéressant échange entre les trois conférenciers, ce qui permet à ces derniers de préciser leurs positions et de s'interroger sur celles de leurs deux collègues dans un dialogue très vivant mais à travers des divergences parfois fondamentales tant du point de vue théorique que technique.

Luc Kaufmann (Lausanne) développe ensuite le pourquoi de l'approche familiale, introduisant ses propos par la question de la compatibilité et de la complémentarité des approches psychanalytique et systémique. Il décrit ensuite brièvement le développement de l'enfant et de la famille dans la perspective systémique, se référant entre autres, à une catégorie particulière de systèmes ouverts, appelés structures dissipatives, dont la structure peut changer sous l'influence de champs de forces extérieures. Après avoir rappelé brièvement les conditions de l'encadrement dans le système familial, Kaufman souligne que, pendant l'adolescence, ces conditions sont plus difficiles à remplir, pour plusieurs raisons, explicitées par l'auteur, qui se situent de façon dominante, du côté des parents ; il rappelle que l'encadrement parental dure environ 20 ans et s'interroge sur la structure du système humain où les processus de changement alternent avec des périodes de stabilisation, avec exemple à l'appui.

Enfin, Kaufmann développe la question du choix de la méthode et du traitement, abordant l'indication de l'approche familiale à partir de certaines hypothèses de travail : le potentiel de développement de l'adolescent reste plus ou moins intact mais bloqué par l'installation d'une régulation dysfonctionnelle familiale et la possible remise en marche du processus évolutif de l'adolescent par une restitution de l'encadrement familial où le thérapeute encadre la famille pour qu'elle puisse encadrer l'enfant. Quand cette technique s'avère limitée, il est parfois nécessaire d'envisager la mise en place d'un système auxiliaire qui reprend les fonctions familiales. Enfin, une troisième approche familiale envisage la thérapie individuelle, ce qui peut à première vue paraître surprenant, mais Kaufmann s'en explique clairement.

Une intéressante bibliographie accompagne le travail de Kaufmann.

Pour faire suite, Brian J., Muir (Richmond, GB), évoque les problèmes de l'hospitalisation d’un adolescent dans une clinique psychiatrique. Sa communication s’intitule : "Les limites de l'approche psychanalytique en milieu hospitalier : le développement de l'individualité". Il décrit le système social et la communauté hospitalière du CASSEL HOSPITAL, au sein duquel il a mis sur pied un programme thérapeutique résidentiel intensif pour adolescents de 15 à 20 ans, qui présentent un état limite ou une psychose, dans une perspective d'hôpital psychanalytique. L'auteur explique et théorise le cadre thérapeutique institutionnel, à l'intérieur duquel les adolescents se voient offrir une psychothérapie psychanalytique intensive (3 séances par semaine). Il est intéressant de noter que cette formule hospitalière confronte les adolescents à des patients plus âgés. Muir attache aussi beaucoup d'importance au travail avec les parents, auxquels est proposé un contrat d'entretiens hebdomadaires avec l'assistant social de l'Unité thérapeutique, ainsi qu'une réunion hebdomadaire regroupant parents, patients et équipe soignante. Notons aussi une autre caractéristique du travail, où les adolescents rentrent en week-end à la maison, ce qui constitue un matériel privilégié dans le travail avec les parents.

Après quelques considérations sur la psychopathologie de l'adolescent borderline, Muir développe ses conceptions sur les phases successives du processus thérapeutique des adolescents borderline hospitalisés et il insiste sur la nécessité de poursuivre un travail ambulatoire après la sortie de l'hôpital, où le traitement vise essentiellement à aider l'adolescent à parvenir à un état "d'être séparé" grâce au cadre et au processus institutionnels.

L'auteur s'interroge ensuite sur les échecs thérapeutiques et il passe en revue un certain nombre de problèmes du côté de l'adolescent et du côté de l'équipe soignante, en particulier les rapports infirmière-psychothérapeute, abordant là les questions complexes que connaissent les équipes institutionnelles ; il insiste sur l'importance capitale des supervisions et des réunions de discussions en équipe, avec un regard très attentif porté sur ce qui se passe entre le soignant et le psychothérapeute, dans une formule de supervision conjointe, garante de l'unité des soins, susceptibles ainsi de s'enrichir mutuellement, au profit du concept de changements internes chez l'adolescent. Muir souligne ici l'importance de l'émergence progressive des manifestations dépressives sous-jacentes, avec leur corollaire : permettre à l'adolescent de mieux "se servir" des adultes comme des personnes entières, de façon plus constructive, en reconnaissant leur état "d'êtres séparés" dans une dimension progressive d'espace transitionnel. C'est alors toute la question de la séparation.

Muir termine son article par l'analyse de modifications nécessitées par le traitement psychanalytique résidentiel, avec, à l'avant-plan, les notions de transfert sur l'institution dans son ensemble et les problèmes soulevés par toutes les informations de la réalité de son patient dont peut disposer le psychothérapeute. Comment l'utiliser ? Et le secret et la confidentialité ? Et le travail sur le transfert élargi ? Sans donner de réponse catégorique, l'auteur montre bien la complexité de ces questions, toujours présentes dans un travail institutionnel.

Cette première table ronde se termine par une très intéressante illustration clinique de Mary-Ann Munford, infirmière dans cette Unité pour adolescents : "Le travail d'une infirmière avec un adolescent malade dans le cadre d'une communauté psychothérapique". Ce bel exemple clinique illustre fort bien les fondements de travail institutionnel développés par B. Muir.

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Je serai bref pour commenter la deuxième table ronde, modérée par R. Cahn, dans la mesure où il s'agit essentiellement d'échanges informels entre les principaux participants à ce colloque. Le mérite essentiel est de nous transmettre la richesse d'une discussion vivante, très agréable à lire et de mieux nous faire connaître certains aspects des positions des participants.

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C'est Ph. Jeammet qui nous propose quelques réflexions en guise de conclusion : Il reprend la question introductive de Fr. Ladame : "La psychiatrie de l'adolescence aujourd'hui : quels adolescents soigner et comment ?" et se demande comment le Colloque a pu répondre à une interrogation si ambitieuse. En tout cas, estime Ph. Jeammet, il apporte des données essentielles à l'orientation que nous donnerons à nos réponses aux demandes de ces adolescents.

En accord avec les participants, Ph. Jeammet insiste beaucoup sur l'importance de prendre en compte les difficultés d'organisation de la personnalité de ces adolescents et il dénonce les risques énormes de ne regarder l'adolescent que sous le seul angle de la psychiatrie. Il souligne aussi le nécessaire recours à une théorie permettant de comprendre la portée et la signification des enjeux, même si les mesures thérapeutiques proposées présentent souvent un caractère insatisfaisant.

Ph. Jeammet tire ensuite un certain nombre d'enseignements des modèles de la compréhension psychopathologique de l'adolescent développés pendant ce Colloque.

  • l'importance de la rencontre avec l'adolescent, moment privilégié qui doit sauvegarder au maximum et susciter son envie de s'intéresser à ce qui se passe en lui et ne pas servir à renforcer le déni.
  •    la nécessité souvent de traitements longs et intensifs, parfois institutionnels, l'avarice thérapeutique n'est pas de mise avec l'adolescent.
  • la pathologie de l'adolescent se modifie (accroissement des troubles du comportement, des pathologies d'addiction, des tentatives de suicide…). Simultanément des changements affectent le milieu familial, avec des confusions de rôles, un effacement des barrières intergénérationnelles, un affaiblissement de l'autorité et un évitement des conflits.
  • le droit à la souffrance de l'adolescent, avec le danger de glissements de sens dans le droit à la santé qui consisterait à éteindre toute souffrance par des mesures thérapeutiques, sous pression du groupe social, de type réponses mécaniques d'ordre toxicomaniaque aux difficultés et à la souffrance.

Suivent quelques commentaires de Ph. Jeammet sur les exposés et les différences de fonctionnement, qui illustrent, poursuit-il, son écartèlement personnel dans ses positions face aux traitements des adolescents.

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Je n'ai pas participé à ce Colloque. Et pourtant la lecture de cet ouvrage m'a donné continuellement l'impression d'y être vraiment. J'ai beaucoup aimé cette formule vivante de compte rendu d'exposés et de tables rondes.

Le livre porte remarquablement son titre : "La psychiatrie de l’adolescence aujourd'hui. Quels adolescents soigner et comment ?".

Je ne peux que le recommander très vivement à tous les travailleurs de Santé Mentale confrontés aux demandes des adolescents d'aujourd'hui.