Notes de lecture

Delaunoy, Jacques

2005-04-01

Notes de lecture

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Il n’est pas fréquent de rendre compte dans une revue de psychanalyse d’un livre consacré uniquement à la biologie. Vous ne trouverez dans cet ouvrage aucune référence à la psychanalyse ni à un quelconque problème psychologique.

Et pourtant …

J’avais été attiré par le sous-titre : « contre la pensée unique en biologie ».

Dans le domaine qui est le nôtre, celui de l’esprit humain, nous avons une multitude d’approches : neurobiologique, médicale, clinique, psychologique expérimentale, psychanalytique, groupale, familiale etc.

Comparativement aux sciences « dures », les sciences humaines sont considérées d’une « mollesse », du fait de leur manque de rigueur expérimentale et de contrôle sur les variables.

Je pensais donc qu’au moins dans le domaine biologique, science en pleine évolution, là, les chercheurs pouvaient s’entendre sur leurs concepts de base.

Je pensais que si les résultats expérimentaux, les méthodologies pouvaient donner lieu à interprétations, les lignes directrices fondamentales et le découpage d’un réel biologique étaient eux bien maîtrisés.

Si l’auteur est contre la pensée unique c’est qu’il y en a plusieurs !

C’est cela qui m’avait intrigué.

Disons tout de suite que ce livre, extrêmement clair, écrit dans un style très accessible, m’a passionné, un peu comme une enquête policière.

Situons le propos :

M. Morange est biologiste, philosophe et historien des sciences.

Son livre inscrit donc la pensée biologique dans une perspective historique où les principes d’intelligibilité n’ont pas toujours été les mêmes.

Aujourd’hui, l’auteur montre qu’il existe trois schèmes explicatifs différents dans les sciences du vivant : des explications de type mécaniste, de type darwinien, de type physique non causal.

Les explications de type mécaniste

« Les explications proposées aujourd’hui par les biologistes pour rendre compte du fonctionnement des cellules et des organismes, et de leur dysfonctionnement, se situent très souvent au niveau moléculaire et macromoléculaire, et sont de type mécaniste. Elles consistent en l’établissement d’une chaîne de causalité, dont chaque maillon correspond à une interaction entre une ou quelques molécules ».

C’est donc le domaine de la biologie moléculaire qui a pour but de rendre compte de l’ensemble du fonctionnement d’un être vivant à partir du meccano des macromolécules et de leurs propriétés.

Les explications de type darwinien

« … si nous observons aujourd’hui, dans une population animale ou végétale, la présence d’un certain nombre de caractéristiques, c’est que celles-ci ont été transmises de génération en génération, plus efficacement que d’autres caractéristiques qui ont disparu.

C’est que les individus qui l’exprimaient, ou simplement étaient capables de la transmettre, laissaient plus de descendants que ceux qui portaient et transmettaient d’autres caractéristiques ».

Et aussi :

« Une explication de type darwinien est totalement historique en ce sens que si une caractéristique est « apparue », c’est qu’elle conférait aux individus qui la portaient un pouvoir de reproduction supérieur à celui des organismes qui ne la portaient pas dans un environnement temporel et spatial particulier ».

A noter le fait suivant : « les explications proposées par la théorie darwinienne de l’évolution sont de bonnes explications, même si elles n’ont pas, pour de multiples raisons liées en particulier à la diversité et à la complexité du vivant, de pouvoir prédictif ».

Les explications de type physique non causal

Il s’agit de lois physiques, de contraintes atemporelles, auxquelles sont soumis les êtres vivants comme tout objet dans le monde.

L’exemple le plus clair de ces contraintes est le suivant :

« … le temps que met le sang à faire le tour de l’organisme, celui nécessaire à la formation de l’organisme adulte et la durée de vie sont tous trois proportionnels à la masse de l’organisme portée à la puissance un quart. Le fait que nos fidèles compagnons, chiens, chats, vivent moins longtemps que nous, alors que les éléphants du zoo peuvent être plus que centenaires, n’est que l’expression de cette loi ».

Ces lois qui dépendent de relations complexes, mais rigides et mathématisables, dans le domaine de la thermodynamique et de la géométrie des réseaux, obligent tous les organismes à leur obéir mais ne disent rien des formes que les êtres vivants vont prendre à l’intérieur de ce cadre.

Un bel exemple encore : King Kong n’aurait pu exister dans la nature comme être vivant, le rapport taille, poids, masse étant totalement absurde par rapport à ces lois.

Ce qui va être particulièrement passionnant dans le livre de M. Morange, et qui peut également nous concerner, c’est que l’auteur va s’efforcer de montrer dans des exemples très précis et très variés – le cancer, les épidémies, le canal potassium de la conduction de l’influx nerveux, la maladie d’Alzheimer, l’apparition de l’être humain – que, prise isolément, chaque type d’explication bien que correcte, est insuffisante pour rendre compte de l’ensemble du problème.

Dans chaque domaine, les chercheurs se livrent à un furieux combat réductionniste – la solution du cancer sera trouvée par la biologie moléculaire – pensant toujours découvrir l’ultime clé dans leur secteur alors que les explications n’auront jamais qu’un caractère parcellaire.

Il ne s’agit pas simplement de dire qu’il faille intégrer des facettes différentes ou des niveaux différents comme par exemple le ferait la physico-chimie.

Il s’agit plus fondamentalement d’admettre que la solution se trouve dans l’articulation d’explications complètement hétérogènes.

Chaque aspect joue son rôle dans l’explication en même temps que les autres, mêmes s’ils sont étrangers les uns aux autres.

L’auteur va montrer de manière très convaincante combien ce travail d’articulation est particulièrement difficile car, après tout, chacun voit midi à sa fenêtre en fonction de sa propre pratique.

M. Morange va tenter, dans une dernière partie, de cerner ce que serait une vraie pluridisciplinarité, un vrai abandon de l’arrogance : j’ai raison, les autres tort, il n’y a que chez moi que c’est réellement scientifique.

Chaque méthode doit définir en fonction de sa pratique ses concepts et tenter l’articulation.

L’un des moyens sera surtout d’expliquer aux étudiants le caractère historique des concepts utilisés, les modes, les débats d’idées et leur évolution, pourquoi tel ou tel problème a été posé comme cela à un moment donné et ce qui en est résulté.

En ces temps où les « psy » de tous bords sont confrontés à ce genre de problèmes, la lecture du livre de M. Morange leur montrera que dans les sciences dures aussi, la question est loin d’être réglée.