“Retours à la question juive” – Note de lecture

Wolff, Eike

01/10/2004

Notes de lecture

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C’est le titre du n° 7 de la revue semestrielle “penser/rêver” éditée par Michel Gribinski et paru au printemps 2005 aux Editions de l’Olivier (Paris). Ceux des lecteurs qui croyaient la question juive dépassée – et avant tout bien évidemment les différentes “solutions” que des esprits bien – et malveillants ont bien voulu apporter à celle-ci – constatent avec surprise que l’argument de ce numéro veut effectivement thématiser LA QUESTION et pas d’une de ces “notions que l’on utilise confusément, sans vraiment se soucier de leur sens : judaïsme (à proprement parler : religion des juifs), judaïté et judéité (fait ou manière d’être juif), ou encore ‘fait juif’..” (p. 5-6). La rédaction invoque contre “ces notions ‘correctes’ [qu’elles] empêchent de penser l’élément conflictuel de la question juive, la valeur paradoxale de son incorrection, voire de sa négativité” (p. 6). L’argument de la rédaction ne développe pas ce point de vue, car il n’était que le “point de départ” à l’adresse des auteurs pressentis (p. 5). A nous, lecteurs, de voir à travers les vingt contributions de ce numéro si la multitude de “questions juives” recouvre bien une question – la question en l’occurrence – ou bien s’il s’agit de questions vraiment différentes en fonction de leur contenu et de leur lieu historique.

Pour Antonio Alberto Semi la question juive et ses retours “renvoient à la condition humaine” qui se dévoile dans “un fantôme sous le drap du monothéisme” (le titre de son article). Ce fantôme “a pesé sur le destin du peuple juif du fait même de la vérité qu’il détient” (p. 49). Partant du verdict freudien que chaque religion “n’est rien d’autre que de la psychologie projetée vers le monde extérieur” il interroge la projection à l’œuvre dans “la conquête juive du monothéisme” (p. 63) pour arriver à la conclusion : “Il y a maintenant des siècles, un petit peuple de misérables pasteurs nomades perdus dans le désert a connu une aventure : celle de réussir à penser à sa propre manie des grandeurs – à y penser et à la craindre. Ils avaient raison, mais nous ne sommes pas reconnaissants de nous l’avoir dit” (p. 63).

Le Dieu invisible et omnipotent, une projection donc de l’aspiration humaine de se défaire de la dépendance de ses commencements en se soumettant le monde ? Une pensée magique d’abord, mais reprise et exécutée ensuite par une secte juive surnommée “les chrétiens” qui réussit à conquérir d’abord l’empire romain de l’intérieur, puis l’Occident tout entier – au prix, certes, de quelques concessions aux polythéismes “païens” locaux. Le lien direct au Seigneur, défendu et établi par la Réforme, radicalisa encore le rapport en miroir entre le sujet et son Dieu et, par là, la constitution et l’individualisation de ce “sujet”. Nous connaissons la dynamique qui fut libérée depuis que ces “sujets” se détournèrent de la construction de cathédrales afin de prendre la création tous azimuts en mains : dans les arts, les sciences, l’industrie… Dans ce nouveau monde, le sujet devient de plus en plus avide et mobile ; il prend pied (et son pied) en s’éloignant de ses “racines”, – qualités dans un premier temps non reconnues et projetées sur le juif de la diaspora comme prototype de l’errant, de l’étranger, mais qui est en vérité précurseur et miroir du sujet moderne même. Et le peuple juif tout entier, en vivant deux millénaires durant jusqu’à 1948 pratiquement exclusivement dans la diaspora, donc sans pays et nationalité propres, dépendait de la capacité ou de la volonté des pays d’accueil et de ces dirigeants de “tolérer” ceux qui étaient différents pas seulement de par leurs coutumes, mais aussi de par leur Dieu et leur loi à eux. Il y avait certes des siècles qu’ils avaient pour ainsi dire d’autres chats à fouetter, mais les états nationaux modernes ne se forgèrent pas seulement contre les autres nations, mais également contre l’autre à l’intérieur qui représentait en quelque sorte et l’adversaire extérieur et la non-identité propre, car l’idée de la nation n’est d’abord qu’une idée : Elle ne devient réalité qu’au fur à mesure qu’on intègre ou expulse tout ce qui contredit ce projet.

Dans son article “‘Peuple ancien’, nouveau millénaire et paradigme diasporique” Emanuela Trevisan Semi constate à ce propos que “l’imaginaire, dont le juif a été l’objet au long des siècles, investit aujourd’hui des couches toujours plus larges de la population mondiale” et ramène ce fait au “retour de l’errance diasporique sur l’échelle large de la globalisation… : l’autre par antonomase, c’est, bientôt, nous tous”. Elle plaide alors pour un discours sur les diasporas afin de sortir de l’idée de l'”unicité juive” avec évidemment l’invitation à la projection que cette idée comporte – “sans en nier pour autant les spécificités, ni nier que c’est l’histoire de la diaspora juive qui nous permet, paradigmatiquement, d’interpréter des phénomènes aujourd’hui planétaires” (p. 213). Au lieu donc d'”essentialiser le juif” il faudrait passer à “l’analyse comparative” entre les diasporas des uns et des autres et – pourrait-on ajouter – de ceux qui se croient non-exilés en étant “chez eux”.

Dans ce même ordre d’idées qui visent à universaliser la question, Joseph Ludin nous présente “Le juif de la psychanalyse”. Dans ce texte, il traite la notion d’exil “comme une métaphore de l’état d’âme de celui qui consulte l’analyste” à l’instar du “juif psychologique” de Yerushalmi qui quitte sa tradition et se perd dans le monde (des non-juifs) à la recherche de son identité (p. 104). Cet homme moderne “sans Dieu ni patrie essaie de reconstruire, par l’intermédiaire de la cure, une identité fondée sur la perte” (p. 108). Pour Ludin le fait “d’être exilé du commun… n’est pas un choix, c’est un destin auquel on n’échappe pas” (p. 110). La psychanalyse devrait garder “son origine exilée” au lieu de se perdre dans une identité assurée qui serait en fait une “provincialisation” : “La province, c’est l”identité assurée, soit culturelle, soit névrotique, à la limite les deux, c’est un état d’âme et ensuite un état d’esprit” (p. 110-111).

Plusieurs articles interrogent ensuite le registre symbolique en parlant de l’arbre et de la croix, du porc comme animal totémique et de l’eucharistie. Quelques textes donc sur l’archéologie de nos rites et croyances culturels avant de se tourner vers la catastrophe que fut la Shoah.

Nathalie Zaltzman présente la littérature concentrationnaire qui essaye de rendre compte de l’ “expérience limite” dans les camps de la mort (Levi, Bettelheim, Kertesz, Chalamov, Améry, Antelme). Cette réalité exige une “révolution intérieure chez celui qui est resté dans le monde d’avant, avec ses repères d’avant” (p. 227). Ceci vaudrait aussi pour l’analyste qui veut aller à la rencontre de l’expérience limite : “Ce qui, des modes de représentation et d’intelligibilité de la réalité humaine, a précédé l’univers concentrationnaire et ne l’a en rien empêché d’avoir lieu, est disqualifié et devait se réaménager en conséquence” (p. 228). L’auteur, dans ce texte court, ne précise pas si elle vise par là quelque chose en particulier, car – vu que rien n’a finalement pu empêcher l’horreur – “tout” parait alors mis sous suspicion. Elle appelle à admettre la réalité “d’une réalité où ne s’exerçait souverainement que le pouvoir de Thanatos” (p. 228) – “pour que se raccorde une mémoire partageable” (p. 230). Les victimes survivantes et leurs analystes, en dépit de tout effort élaboratif, se trouveraient confrontés à un trauma irréversible issu de l'”expérience limite” comme “l’intuition de Ferenczi” l’avait déjà formulé pour la situation psychique traumatique en se démarquant du concept freudien du trauma psychique à deux temps.

Voilà un texte qui ouvre vers l’article de Laurence Kahn, publié en annexe dans la rubrique “Controverse” et intitulé : “Quand la Shoah est un trauma et que le père disparaît de la théorie analytique”, un texte poignant de 28 pages d’une forte acuité et actualité. Tout le cheminement de l’argumentation ne peut pas être redessiné ici, mais tout de même ceci : Laurence Kahn ose mettre en question nombre de notions et de théorèmes analytiques quant au traumatisme et au fonctionnement psychique des survivants des camps et de leurs descendants. Elle revisite les travaux publiés par Auerhahn & Laub, Bergman & Jucovy, Bettelheim, Cohen, Danieli, Krystal, Ostow, Tarantelli, Niederland, Kestenberg et autres et interroge leur “clinique du survivant, laquelle leur semble être l’unique chemin pour penser le désastre” (p. 290). Niederland faisait remarquer en 1961 que les différents diagnostics posés jusqu’alors ne permettaient pas aux victimes de faire reconnaître un droit à l’indemnisation par l’Allemagne. Il forgea donc le “syndrome du survivant” qui serait irréversible et inaccessible à toute thérapeutique : “C’est par conséquent l’usage du contexte historique qui leur fait réunir en un territoire unique l’extrême diversité des souffrances, l’unification conceptuelle de ces pathologies somatiques aboutissant à la création du ‘groupe des victimes’…” (p. 291).

Des voix s’élèvent vite pour faire remarquer que la psychanalyse dite “orthodoxe” serait incapable de faire face à ses “pathologies nouvelles”. Danieli, en dénonçant la “conspiration du silence” qui entourerait ceux qui sont revenus des camps, “soutient que, dans ces traitements, c’est bien davantage aux bribes d’histoire rapportées par les survivants qu’à leur comportement en séance que réagit le thérapeute” (p. 294). La notion de contretransfert n’est plus pertinente ; le thérapeute ne réagit plus au éléments psychiques communiqués par le patient, mais développe “une réaction de contretransfert à l’ ‘holocauste’ lui-même” (p. 294). Puis on finit par exiger de l’empathie du côté de l’analyste et une aide qui prenne en compte l'”expérience réelle” des victimes.

Laurence Kahn, après l’analyse d’autres textes, constate que des faits d’anamnèse priment de plus en plus sur un diagnostic analytique et sur l’étude du transfert et du contretransfert : “L’inconnaissable, l’impensable, l’irreprésentable, l’inintégrable viennent là au premier plan, en rendant compte d’une pathologie post-traumatique que l’on a d’abord délimitée par le contexte événementiel” (p. 297). On finit donc par promouvoir “une théorie du trauma simplifiée” (p. 299) dans laquelle figure le “contexte comme cause” (p. 298). Laurence Kahn formule l’hypothèse que les analystes de l’époque n’ont pas pu envisager d’explorer le monde phantasmatique de leurs patients survivants tant ils étaient pris – patient et analyste – par une réaction à la Shoah comme événement réel qui semblait dépasser tous les phantasmes : “Que le sadisme semble malgré tout jouer sa partie à bas bruit, que la sexualisation pénètre profondément l’oubli et le non-oubli, que, sans qu’elles soient nommées, les positions masochiques paraissent réorganiser le scénario d’une soumission intolérable, ne peut être pris en compte par les ‘psychanalystes de la Shoah’ (p. 304)… Tout se passe comme si la libido elle-même, face à l’atrocité, était pour eux disqualifiée, comme s’il était indécent de faire cohabiter l’impulsion libidinale avec les faits atroces de l’histoire (p. 305)… C’est ainsi qu’est constamment justifié l’aménagement du cadre analytique dans de tels traitements. A bas bruit, ou à voix haute, l’argument clinique de la désorganisation tend à légitimer la mise à l’écart de tout ce qui, dans le dispositif analytique, pourrait conduire à la reviviscence transférentielle de la sauvagerie destructrice” (p. 306). Laurence Kahn y parle d’une “capitulation” par laquelle “l’ensemble du bâti psychanalytique se trouve lui-même abrasé” (p. 306). En même temps la “clinique culturelle” s’est retirée sur “la ligne arrière des cliniques individuelles” et la Shoah se trouve subsumée sous le terme de trauma. Ce qui inspire Laurence Kahn à la question provocatrice clôturant son texte : “Faut-il entendre que la haine vouée par la barbarie nazie à la psychanalyse aurait trouvé ici la méthode de sa réussite ?” (p. 307).

Cet article ne restera certainement pas sans réplique. Je ne serais pas étonné de voir l’argument de Laurence Kahn se vérifier dans le débat à venir, car ce ne serait pas la première fois que l’écart spatio-temporel par rapport aux faits en question aura aidé à voir plus clair. Il est plus facile de “re-durcir” la théorie et la technique quand les patients pour lesquels on les avait “aménagées” se font de plus en plus rares. C’est la souffrance des patients à laquelle nous sommes confrontés qui nous invite à céder sur nos concepts et sur notre technique, parfois sans doute en sous-estimant les capacités du patient ou en craignant à tort l'”austérité” du cadre classique.