Notes de lecture

Delaunoy, Jacques

2004-10-01

Notes de lecture

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Ce texte est le fruit d’un travail de longue haleine qui débuta en 1999 au sein du CIPA (Collège International de Psychanalyse et d’Anthropologie) et qui se proposait d’examiner la violence, non seulement sur le plan clinique, mais aussi dans ces manifestations sociales.

Pour ce Collège, le but était « …de développer une réflexion sur une conception de l’espace analytique prenant en considération le fait que le corpus théorique ne repose pas sur une stabilité définitive des repères conceptuels ni sur un savoir constitué et clôturé. L’idée de l’universalité de l’inconscient étant posée comme préalable à notre questionnement, notre souci était dès lors de réinterroger la dimension anthropologique pour spécifier les malaises du sujet singulier et les articuler sur les investigations concernant le groupe social, les institutions, les systèmes linguistiques et culturels y compris les créations artistiques du sujet parlant ».

L’ouvrage est composé des interventions d’une quinzaine d’analystes qui vont montrer la richesse du modèle analytique en dehors du champ spécifique de la cure.

Le livre est divisé en trois parties, bien délimitées chacune par une introduction qui en définit le cadre.

La première partie intitulée « Un social sans lien » examine surtout la montée de la violence dans nos sociétés et ses conséquences pour l’individu.

« Est-ce que l’homme peut encore construire une image de lui-même suffisamment stable pour lui permettre de vivre, désirer, créer ».

Ce sont la souffrance, la douleur, le mal-être et la question des limites au sein des sociétés modernes qui sont ici développées.

Je voudrais m’attarder particulièrement sur trois articles de cette partie.

Le premier est de Ch. Dejours dont on connaissait déjà les travaux sur les comparaisons corps biologique/corps érotique et un premier travail sur la souffrance en France.

Rappelant que la violence, si elle est si répandue, le doit surtout à l’érotisation qui au travers des fantasmes et des actes de brutalité en démultiplie les manifestations, Ch. Dejours l’étudie surtout ici dans ses manifestations les plus quotidiennes, les plus banales pourrait-on dire.

Nous constatons une forme de barbarie nous dit l’auteur, en parlant de la banalisation du mal, sur les lieux du travail : « Dans le travail aujourd’hui, aux prétextes de l’efficacité et de la compétitivité, on appelle une masse de cadres à collaborer avec les stratégies de l’entreprise, quitte à infliger la souffrance et l’injustice aux autres. De ces autres on obtient qu’ils subissent l’injustice sans lutter. Et de ceux qui restent on fait des témoins qui ne portent pas secours aux victimes, des témoins qui ne témoignent pas ».

Ch. Dejours va examiner en détail les formes de harcèlement moral mais surtout la disparition de la solidarité au profit du chacun pour soi et du silence qui entraîne la dissolution des liens fraternels.

La notion de clivage est abondamment utilisée pour en montrer l’usage fait par tout un chacun pour continuer à fonctionner sans que la douleur devienne insupportable.

Il introduit alors un concept qui m’apparaît particulièrement parlant : le tribunal de la subjectivité c’est à dire le fait irrécusable de sentir la vie en soi, de se sentir vivant, de s’éprouver soi-même.

Or nous dit Ch. Dejours : si j’utilise le clivage pour dénier l’angoisse que fait naître en moi la souffrance d’autrui, c’est la manifestation de la vie en moi que je dénie.

« Penser avec sa subjectivité ou donner droit à la subjectivité dans la pensée, c’est la condition sine qua non pour qu’une pensée honore la vie, à commencer par la sienne propre. En dérogeant à ce qu’implique l’écoute de ma subjectivité, je lâche la corde de rappel qui pourrait m’éviter de basculer du côté de la barbarie ».

L’auteur va alors développer une position morale qui consisterait à assumer l’angoisse de penser même si l’action est impossible, surtout si l’action est impossible.

« La pulsion de mort serait la conséquence indirecte d’une capitulation de la pensée subjective ».

Un texte fort, résolu, sans concession.

Le deuxième article est d’une originalité assez frappante puisqu’il s’agit d’une réflexion à deux voix sur la violence et la création psychique menée par V. Lemaitre qui travaille dans le domaine des thérapies de la relation nourrisson/famille et par C. Balier dont on connaît les travaux proprement analytiques réalisés sur de grands criminels en milieu carcéral.

Ils nous présentent d’abord le cas de Julie, 6 mois, lors de deux séances avec sa famille et les difficultés pour elle, sa mère et son père, d’établir des liens fiables et symbolisants ainsi que les premières ébauches défensives pour échapper aux aspects traumatiques de la relation.

Ensuite nous est relatée l’histoire traumatique infantile d’un meurtrier d’enfant.

Un dialogue s’instaure entre les deux auteurs et des comparaisons s’esquissent et nourrissent abondamment notre réflexion sur l’impact des traumatismes précoces.

Un troisième article développe la notion de medium malléable mais de manière très concrète et vous saurez tout sur le rôle d’une boule de plasticine et d’un meuble à tiroir qui se trouvent dans le cabinet d’A. Ramirez-Levine, analyste d’enfant, deux « choses » qui excitent tant les enfants et les obligent à se définir non seulement dans leur individualité mais aussi dans les liens et les contraintes sociales. Un petit bijou.

La deuxième partie intitulée La folle illusion de la normalité se centre sur le problème de la folie examinée non seulement sur le plan de la pathologie individuelle mais aussi sur la manière dont une société s’accommode ou enferme celui qui dérange le « fou ».

Je retiendrai ici surtout l’article de Y. Buin intitulé « Le discours de la psychiatrie ».

L’auteur nous convie à réexaminer la pensée du désaliénisme qui, dans les années soixante, provoqua un séisme dans l’abord du phénomène asilaire dans plusieurs pays d’Europe.

Cette pensée, nous rappelle-t-il, était fondée sur trois polarités : la psychanalyse, le marxisme et l’humanisme chrétien.

Or ce discours est en recul et mis à mal, c’est l’hypothèse de l’auteur, par le discours dit de la modernité qui se veut pourfendeur des archaïsmes et privilégie la technicité et la recherche éperdue de la scientificité.

Y. Buin va longuement développer les propriétés de ce discours qui, sous couvert d’efficacité, d’objectivité, de positivisme, crée les conditions préalables de la perméabilité à l’imposture intellectuelle.

S’opposant au modèle DSM IV et sa soi-disant neutralité, l’auteur se livre à un vibrant plaidoyer contre la disparition du référent sexuel développé par l’apport de la psychanalyse, contre l’inflation juridique et la politique menée actuellement par la psychiatrie.

« Est venu le temps de l’adaptation, de l’insertion ».

L’auteur s’interroge sur le rôle des intervenants sociaux qui peuvent aussi, si l’on n’y prend garde faire « qu’une société de protection devienne une société de contrôle ».

La troisième partie s’intitule « L’art, actualité du malaise »

Dans son introduction, S. Ferrières-Pestureau s’interroge : « Car si les œuvres d’art sont autant de miroirs tendus à l’homme et à la société à laquelle il appartient, les œuvres de ces vingt dernières années nous renverraient, pour la plupart d’entre elles, le spectacle d’une inflation narcissique qui opérerait moins en direction d’une production animée par l’objet perdu (versus mélancolique) que dans le sens d’une décharge où le qualitatif céderait le pas au déferlement de la force et à l’évacuation du sens ».

Freud faisait jouer à la culture le rôle d’intégration des pulsions partielles et des restes non symbolisés, sources de destructivité.

L’art contemporain joue-t-il encore ce rôle ou est-il remplacé par d’autres modes de constitution de l’imaginaire.

On trouvera ici un très intéressant article de J. Chasseguet-Smirgel « La pornocratie ».

On pourra lire aussi un impressionnant panorama de l’histoire de la peinture par J. Levine où l’image est analysée à la fois sur le plan du concept de satisfaction hallucinatoire du désir de l’enfant et sur le plan de ses contenus depuis ses premières formes rupestres jusqu’aux développements contemporains.

La thèse de l’auteur arrimée aux premières relations mère enfant est que la peinture et la formation de la figurabilité sont tout à la fois élan vers le complètement et angoisse de décomplètement, tentative de liaison dans le cadre d’une menace de déliaison.

De très nombreux exemples sont convoqués.

Ce livre, fruit d’une réflexion de plusieurs années, atteint parfaitement son but : celui de nous montrer la fécondité des concepts analytiques dans le domaine anthropologique, ce que Freud nous avait déjà indiqué.