Notes de lecture

Dirckx, Liliane

2002-04-01

Notes de lecture

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René Kaës nous propose, avec « La Polyphonie du rêve », un livre créatif qui ouvre de nouvelles portes, tant dans la compréhension clinique des phénomènes psychiques et oniriques que dans leur conceptualisation.

Il est rare qu’un psychanalyste rompu à la cure individuelle dispose également d’une longue expérience de travail avec les groupes, les couples et les familles… et nous ne sommes donc pas étonnés de découvrir chez cet auteur une sensibilité aussi fine et attentive aux aspects strictement individuels du fonctionnement psychique qu’à ses aspects intersubjectifs.

Et c’est bien dans cette voie là qu’il nous entraîne…

Kaës repart de la conception freudienne de la clôture de l’espace psychique : il pense que c’était une contrainte épistémologique et méthodologique indispensable à l’époque pour permettre la qualification de « l’inconscient seul », mais il défend lui-même l’existence d’un espace psychique ouvert sur trois autres espaces : l’espace physique et corporel, l’espace intersubjectif et l’espace social et culturel.

Kaës pense qu’il en est de même pour l’espace onirique et il définira ainsi trois ombilics au rêve, correspondant chacun à l’un de ces trois espaces psychiques.

On savait déjà depuis Bion, avec son concept de capacité de rêverie maternelle, qu’il existe d’emblée un espace onirique commun entre la mère et son bébé ; Piera Aulagnier en a qualifié la consistance en décrivant un espace originaire commun, gouverné par des pictogrammes d’union ou de rejet des parties somatiques et oniriques communes.

Kaës découvre dans ses thérapies familiales que le rêve exprime aussi l’organisation et le fonctionnement de l’espace intersubjectif. Dans des pathologies graves, telles que la psychose, certaines maladies psycho-somatiques et les anorexies graves, il existe des expériences originaires non inscrites dans l’inconscient du sujet et déposées dans un espace d’inscription familial, extratopique, pluripsychique, qui évoque un appareil psychique groupal, organisateur d’un espace psychique commun et partagé, et des liens qui se tissent entre ses sujets. On peut y voir à l’œuvre un mécanisme de holding onirique : un membre de la famille offre une réponse onirique à un autre membre de la famille et relance ainsi le processus d’interfantasmatisation au sein de la famille, comme une fonction alpha maternelle. Cet espace onirique familial inclut de l’inconscient refoulé et aussi de l’inconscient non refoulé ; les rêves des différents membres de la famille prennent sens les uns par rapport aux autres et s’interprètent dans leurs adossements réciproques.

Anzieu considérait le groupe comme un espace de projection des instances de la topique intrapsychique, mais Kaës soutient quant à lui une position bi-directionnelle : si effectivement le groupe reçoit les investissements et les projections des sujets, il y a également des échanges entre le groupe et le sujet de telle sorte que le groupe participe de la formation de l’inconscient du sujet et de son espace onirique. L’auteur nous donne quelques exemples cliniques éloquents pour montrer comment l’appareillage psychique groupal met les membres du groupe en résonance identificatoire et fantasmatique avec les rêves de plusieurs rêveurs et comment il en résulte une polyphonie du rêve, porteur d’une figurabilité inédite, préconsciente.

L’existence d’un espace onirique partagé peut aussi se mettre en évidence lorsqu’on analyse les rêves croisés qui peuvent surgir dans la cure psychanalytique entre l’analyste et son patient. Partant d’exemples personnels, Kaës adhère à l’hypothèse de Missenard qui précise que le rêve du psychanalyste concerne l’organisation psychique inconsciente qui s’est développée entre les deux partenaires : le rêve en serait la symbolisation.

Si la formation de certains rêves prend sa source et son sens dans un espace psychique commun et partagé par plusieurs rêveurs c’est qu’il existe donc des zones d’indifférenciation et de porosité entre les espaces psychiques individuels. Sami Ali a utilisé le concept d’inclusion réciproque pour décrire ce phénomène qui renvoie à la notion d’un espace psychique formé de projection, et de l’ambiguïté du dedans-dehors. Jean-Marie Gauthier précise : l’extérieur est à l’image de l’intérieur, tout objet externe est ramené à la réalité interne, ce qui est proche est lointain et réciproquement.

L’espace psychique partagé est contenu dans une enveloppe, l’enveloppe onirique commune, qui dispose d’une face intérieure en contact avec l’ombilic somatique et d’une face extérieure en contact avec l’intersubjectif nous dit Kaës. Mais il va plus loin : n’existerait-il pas un troisième ombilic au rêve, le rêve ne serait-il pas aussi ancré dans les relations sociales, avec leurs représentations culturelles, leurs rites et leurs mythes ?

Ces trois ombilics du rêve, avec leurs interférences et la diversité de leurs sources, de leurs matériaux et de leurs fonctions, créent la polyphonie du rêve.

Ce livre m’a passionnée. Partant d’une clinique originale, dans laquelle il s’implique profondément, cet auteur nous propose de suivre sa pensée et les conceptualisations métapsychologiques qui en découlent. Il parvient à intégrer les avancées les plus récentes de la psychanalyse concernant les parties les plus originaires du fonctionnement psychique, et ce faisant, il remet en question à la fois les théories psychanalytiques du rêve, et celle de l’Inconscient, qui devront dorénavant tenir compte des modalités communes et partagées. J’ai particulièrement apprécié les conséquences qui en découlent, à savoir que le fonctionnement du psychisme humain ne sera plus perçu comme déterminé exclusivement par son économie propre interne, mais aussi, irrémédiablement, par l’environnement psychique, social et culturel dont il est issu. Cette hypothèse ouvre la compréhension à de multiples phénomènes, qui constituent la partie la plus inconsciente du psychisme, et échappent souvent à la cure individuelle.

Enfin, ce livre ouvre les portes nécessaires pour replacer la psychanalyse dans le champ des autres sciences humaines.

Je pense que cet ouvrage intéressera autant les psychanalystes habitués à la cure individuelle que tous ceux qui ont déjà abordé le travail en groupe ou en famille.