Notes de lecture

Vaneck, Léon

1998-04-01

Notes de lecture

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Paru aux E.S.P. dans la collection "La vie de l'enfant", dirigée par Michel Soulé, ce livre de Remy Puyuelo regroupe plusieurs de ses articles publiés au fil des ans dans diverses revues ; et c'est une excellente initiative que de nous permettre d'avoir une perspective plus globale des travaux de ce pédopsychiatre psychanalyste toulousain, membre titulaire de la S.P.P.

Dans son introduction "Ecritures de l'enfance", R. Puyuelo nous annonce son fil rouge : "de la comptine à l'écriture, de l'enfance à l'âge adulte. Un long chemin. De l'image à l'écrit. Du perçu, du senti à la verbalisation et à la représentation par le dessin et les mots : c'est le chemin de l'école …". J'ajouterais : c'est le chemin, ce sont les chemins de la symbolisation, avec ses différentes étapes, ainsi que nous le rappelle régulièrement R. Roussillon.

Après avoir insisté sur l'importance de lire et écrire et sur le monde des livres, sans que ça ne soit une lutte contre la menace universelle de l'audiovisuel, l'auteur nous explique que son fil rouge est l'écriture, la sienne, qui témoigne, et celle de beaucoup d'autres, enfants, adultes, qui ont eu cette nécessité d'écrire sur l'enfance, leur enfance, pour les enfants.

R. Puyuelo nous explique comment sa rencontre avec des enfants exposés, surexposés aux carences et blessures narcissiques, qu'il propose dans la quatrième partie de son livre, a été le révélateur de sa détresse et de la nécessité de faire feu de tout bois pour penser leur douleur, pour penser sa souffrance, pour qu'ils survivent biologiquement, socialement, psychiquement. L'écriture, poursuit-il, fut un recours, un tiers, pour penser, pour les penser et les apparenter à l'humain. Elle l'engagea à la lecture de romans sur l'enfance et sur la vie et l'oeuvre de celui qui, professe-t-il, l'aide à apporter certaines réponses à sa vie, à en faire différentes versions : S. Freud.

Cette recherche de l'enfant, nous dit encore Puyuelo, signe la défaillance de l'infantile mais aussi est butée, élan vers le psychique, vers ces zones floues, mouvementées, berceau mélodique, narcissique, que nos réminiscences revivifient et/ou occultent. Il s'est dès lors mis à la recherche de ces héros de l'enfance : Bécassine, Pinocchio, Robinson Crusoë, Poil de Carotte, et de leurs auteurs. Ils lui ont servi aussi de matrice à penser.

Les histoires d"enfance, nous dit encore l'auteur, sont des figures de la survie, matrices de notre vocation soignante, matrice soignante pour aller vers le jeu et le rêve, c'est-à-dire vers la santé et la liberté qu'elles promeuvent. Vers la symbolisation et l'appropriation subjective, ajouterais-je, rejoignant R. Puyuelo quand il dit par ailleurs que survivre, c'est naître à soi dans la haine fondatrice ; c'est être reconnu pour se reconnaître soi et autrui, avant de vivre l'amour et la haine pour soi et pour autrui. C'est la question essentielle qui traverse ces textes, poursuit l'auteur, celle de l'altérité, de l'identité de l'enfant et, en écho, celle de l'enfance plus ou moins répétitivement construite en nous… l'infantile.

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Quatre parties constituent la trame de ce travail :

-  Histoires de famille

-  Héros de l'enfance

-  Naître à soi

-  Enfance en souffrance

Dans la première partie, "Histoires de famille", nous trouvons d'intéressantes réflexions sur "l'Enfant de la Dormition" et "Martin F, fils de génie". Dans le premier chapitre, le propos de R. Puyuelo est de l'image au rêve, un trajet sur les impasses de deuil. Nous y retrouverons Roland Barthes et la photographie du jardin d'hiver, Hervé Guibert et l'image fantôme, Anny Duperey et le portrait intemporel (dans "Le Voile noir"), ainsi que la rencontre de l'auteur avec A., qui lui permit de s'ouvrir à "l'Enfant de la Dormition" à travers l'icône de "la Dormition de la Mère de Dieu" de Z. Dmitar ; ce qui nous amène à S. Freud et au "rêve de l'enfant qui brûle" et à l'élaboration de R. Puyuelo qui interprète "l'Enfant de la Dormition" en tant qu'image anti-deuil, non-lieu de la rencontre des traces de l'infantile des parents et de l'enfant et butée organisatrice de la survie psychique qui donne accès à une dépression créatrice. De l'image au rêve, l'Enfant de la Dormition dans son meurtre renouvelé et sa renaissance, dans sa matérialisation et sa mentalisation, ne serait-il pas l'enjeu dans le jeu et le langage de notre travail de psychanalyste ?

Le second chapitre "Martin F, fils d'un génie" illustre bien le texte de cette première partie "Histoires de famille" puisque l'auteur part de la lecture du livre de Martin Freud "Freud, mon père" (1958), éditions Denoël 1975 et s'interroge "De quelle nécessité douloureuse cette écriture témoigne, à l'occasion du centenaire paternel", alors que M. Freud a 67 ans et qu'il se sent obligé d'écrire 26 chapitres sur son enfance et son adolescence …

La deuxième partie "Héros de l'enfance", 4 chapitres, est celle qui m'a le plus interpellé et renvoyé à mes propres souvenirs et lectures d'enfance, je m'y étendrai donc un peu plus :

– Robinson Crusoë : pour une éloge des rencontres

– Bécassine, orpheline d'enfance

– Vacances du Père ou les vacances forcées de Pinocchio

– Poil de Carotte, un enfant à créer pour se sauver.

Il me semble que les titres de chaque chapitre sont suffisamment évocateurs que pour replonger le lecteur dans les thèmes combien interpellants qui sont remarquablement et pratiquement abordés par R. Puyuelo :

– Avec Robinson Crusoë, il rappelle l'idée de D. Winnicott selon laquelle il y a un moment sacré qui peut être saisi ou perdu dans notre rencontre avec l'enfant. Et il poursuit : "Des avatars des rencontres dépendra le devenir de notre détresse originelle et de la créativité humaine"… Nous avons chacun un Robinson Crusoë qui sommeille, pré-scénario familial ignoré dans un arrière-pays généalogique, matrice de notre créativité ; la fiction des retrouvailles de Robinson avec le père aimé, à travers Vendredi, l'ombre de lui-même, avec la paternité, son but, en toile de fond, et son retour sur son île natale, pour y fonder une famille charnelle. Ce chapitre reprend aussi l'intéressante relation amicale de Freud adolescent avec Eduard Silberstein "Ton Cipion" en guise d'illustration de l'importance pour l'Humain de cette recherche de l'Autre pour se trouver soi et vivifier en chacun cette créativité issue de racines vitales de l'existence. Et R. Puyuelo illustre ses propos par quelques pertinentes considérations sur son émotion renouvelée chaque fois qu'un enfant dessine pour la première fois une maison. La rencontre : une utopie utile, conclut-il … Paradoxe de la rencontre.

– Avec Bécassine, l'auteur va développer le thème selon lequel les idées sont la partie dangereuse de la vie de Bécassine, quand elle se trouve confrontée à elle-même et à sa réalité psychique. C'est de l'échec de cette démarche, c'est-à-dire de l'échec de la pensée comme travail de deuil à l'oeuvre dont il est essentiellement question. Bécassine, cette orpheline de deux mondes, celui de l'enfance et celui de l'adulte … Car elle n'a jamais été une enfant, elle n'a donc pu faire le deuil de son enfance et organiser son infantile. Elle n'a jamais été immature ou hypermature, mais plutôt a-mature. Elle n'a pu mentaliser l'absence.

– A propos de Pinocchio "Ou les vacances forcées de Pinocchio", c'est toute une réflexion sur les vacances que nous propose l'auteur, en jouant sur le double sens de vacances. "Tentative psychique de vivre avec soi pour vivre avec son environnement. Etre en vacances de soi amène à l'errance, dans un agir hors du temps où le double tente de sauver l'être à la dérive. Les vacances, elles, nous amènent à l'inquiétante étrangeté et à grandir dans le vacillement du temps et de l'espace …"

Ne croyez-vous pas, conclut R. Puyuelo, après sa démonstration élaborative "qu'on a tous à l'intérieur de nous un petit Pinocchio qui peut surgir pour nous sauver et sauver nos objets d'amour internalisés dont nous assurons habituellement la survie ? Ce petit double, pont entre notre enfance et l'état adulte, peut rétablir une certaine forme d'infantile pour nous permettre d'aménager notre sentiment de continuité psychique et notre capacité à être seul …".

– Poil de Carotte, un enfant à créer pour se sauver est, certes, un souffre-douleur, nous dit l'auteur, mais aussi un petit démon avec une mère qui s'emploie "à dompter la bête féroce" et un père qui regarde, indifférent. C'est un tournant dans la littérature qui se donne un enfant pour héros, poursuit-il, parce qu'il a fallu attendre Poil de Carotte pour que le héros d'un roman soit né et grandît dans une famille où la vie est aisée. A travers ce personnage autobiographique, Jules Renard enchevêtre trois tentatives (vie, journal intime, création littéraire) qui eurent la même finalité, créer un enfant, une enfance, pour se sauver ; il écrit, s'écrit, explique R. Puyuelo, par nécessité psychique.

Articulant ses réflexions sur Poil de Carotte avec les autres héros de l'enfance évoqués, R. Puyuelo émet son hypothèse centrale : "lorsque apparaît chez un humain le désir d'anéantissement ou lorsque les événements de la vie le confrontent par leur violence au risque d'anéantissement, un dédoublement salvateur peut s'opérer. Il devient deux. La fragilité de l'unité menacée crée sa réplique comme un remède au désespoir. Quand le double ne réussit pas par la création d'une image spéculaire à maintenir la cohésion de figures qui le prolongent indéfiniment entre tentation du néant et infini de la fragmentation …". Et plus loin "Poil de Carotte est toujours parmi nous, il peut être pour nous aussi, comme il l'a été pour Jules Renard, un enfant à créer, un enfant à sauver pour survivre''.

Dans la troisième partie, R. Puyuelo développe le thème de "Naître à soi" à travers 4 chapitres consacrés au "travail du Prénom" et illustré par l'histoire de Bérénice intitulée "De la tragédie au conte : prénom = Bérénice", au "jeu du pendu", sous-titré "du corps étranger au mot", et enfin à l'histoire d'"Hercule X, les avatars de la sublimation".

Enfin, la quatrième et dernière partie s'intitule : "Enfances en souffrance". Sous les titres évocateurs : "Personnes déplacées", "Les enfants d'utopie", "L'homme tatoué", "L'enfant de limbe et les géomanciens" et "L'ordinaire d'un pédo-psychiatre particulier", R. Puyuelo nous raconte de façon très sollicitante, son expérience de pédopsychiatre psychanalyste avec, et ce sont ses termes, "des enfants exposés, surexposés aux carences et blessures narcissiques". C'est à la lecture de cette dernière partie que le lecteur peut encore mieux apprécier les propos introductifs de l'auteur quand il nous explique, d'entrée de jeu, comment sa rencontre avec ces enfants l'a profondément affecté et l'a impérativement conduit à une élaboration profonde, authentique et tellement enrichissante.

Grâce soit rendue à Robinson Crusoë et Daniel De Foë, à Bécassine et Caumery, à Pinocchio, Corenzini – Collodi – Gepetto, à Poil de Carotte et Jules Renard et surtout à tous les enfants qui ont rencontré R. Puyuelo et qui lui ont permis de nous transmettre par l'écriture toute la richesse de sa pensée élaborative, poétique et créatrice. J'invite le lecteur à partager au plus vite tout le plaisir que cet ouvrage m'a procuré et dont cette note de lecture n'est qu'un modeste reflet.