Notes de lecture

Delahaye, Baudouin

1985-04-01

Notes de lecture

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Le Monde du 25 octobre 1985 titrait sur plusieurs colonnes : "La psychanalyse sur le déclin". L'article de Roland Jaccard rejoignait ainsi ceux de nombreux critiques qui nous annoncent la fin de l'aire d'influence des "maîtres du soupçon" (Marx, Nietszche et Freud). Le dossier du Magazine Littéraire de décembre 1985 consacré à dix années de philosophie en France, dresse un bilan bien peu amène pour la psychanalyse d'aujourd'hui qui, après avoir contraint la philosophie à une longue hibernation, est désormais contrainte à "passer à la trappe".

Au-delà de ces déclarations médiatiques un peu fracassantes sinon hâtives, il existe actuellement, incontestablement, un mouvement philosophique qui cherche à se définir par rapport au freudisme. Le livre de Michel Henry constitue un sérieux jalon de cette démarche visant à donner un cadre épistémologique à la psychanalyse. Complémentaire aux travaux de P.-L. Assoun (cf Rev. B. Psychanal., 1983, 3), il porte néanmoins plus loin la critique du fonctionnement interne des concepts psychanalytiques.

Comme le titre le suggère, le phénoménologue Michel Henry étudie l'avènement de l'inconscient dans la pensée occidentale. Au travers des oeuvres de Descartes, Kant, Schopenhauer, Nietszche et Heidegger, il cherche à nous démontrer que la psychanalyse ne constitue pas le début d'une nouvelle pensée mais le terme d'un long cheminement. Il prend ainsi à contre-pied les recherches d'un Whyte (L'Inconscient avant Freud, Payot, Paris, 1971), qui, au travers de l'étude des mêmes philosophes, souvent avec les mêmes textes, arrive à affirmer que Freud, même s'il s'appuie sur les penseurs antérieurs, n'est pas un "aboutissement" d'une pensée, mais un "précurseur". Ce terme d'un cheminement qui, pour Michel Henry, marque le déclin du corpus théorique de la pensée occidentale ("La psychanalyse revêt déjà l'habit gris de l'idéologie").

Une lecture phénoménologique de Descartes et en particulier de ses premiers écrits montrerait combien le concept conscience chez Descartes renvoie à l'apparaître de l'homme considéré pour lui-même (l'"âme") et qu'il entraîne nécessairement comme conséquence la présence, sinon d’un inconscient, du moins d'une pensée affective, dédoublement d'un invisible sur le visible, de la vie sur la pensée. C'est ainsi notamment qu'au travers des notions du "clair" et de l'"obscur" telles que Descartes les définit dans les Principes, on peut retrouver l'univers des sentiments et des sensations et celui de l'affectivité qui pour Descartes font le pendant de la Cogito-Conscience. C'est Leibniz sans doute qui affirmera le plus clairement sans effectivement le nommer la présence de l'inconscient ("Nos idées claires sont comme des îles qui surgissent sur l'océan des idées obscures") ; affirmation antiphilosophique aux yeux des phénoménologues qui estiment trouver là le début d'une dérive de la pensée occidentale qui mènera au freudisme. La perte de l'immanence de l'âme mène à l'abus de la représentation métaphysique. Le deuxième temps du cartésianisme, puis la philosophie post-cartésienne de Malebranche à Kant feront un sort à l'invisible pour pousser le visible à la transcendance. Ce n'est qu'avec Schopenhauer que l'existence et la vie reprendront le pas sur une métaphysique de la transcendance. Il faudrait d'ailleurs lire ou relire certaines pages du Monde comme volonté et comme représentation, où Schopenhaueur décrit, sans les nommer, le processus de refoulement conçu comme rupture de mémoire, lacune de la représentation, "trou" dans le tissu du monde ; les processus propres de l'inconscient (condensation, déplacement, symbolisation) y sont décrits avant la lettre. C'est Nietszche, enfin, qui développera une ontologie de l'affectivité et de la vie ("La Mère de l'Etre").

Tout au long de ce livre, difficile mais passionnant, je n'ai pu me déprendre d'un certain malaise lié à un esprit de polémique : ce que la psychanalyse n'a pas pu penser, la phénoménologie le découvrira. Et la position de l'auteur évoque à maintes reprises l'ambivalence d'un Binswanger à l'égard de la pensée et de la théorie freudienne. Ainsi, si Binswanger a toujours été fasciné par "l'effet de secousse" que procurait la pensée de Freud, il reprochait au freudisme de réduire l'essence de l'homme à un schéma naturaliste et on ne s'étonnera pas de voir sa critique porter sur la théorie de la pulsion et sur le dégagement d'un monde inconscient, clivé de l'existence et de la vie. Michel Henry reprend à son compte cette critique quand il écrit : "Cette instance sous-jacente, opérante et refoulante, n'est-ce pas la vie et, qui plus est, la vie en son essence phénoménologique propre, l'affect consubstantiel à cette phénoménalité et qui ne saurait en être séparé, qui n'est jamais inconscient" (p. 10). Voilà en quelque sorte la thèse de la critique phénoménologique du freudisme, sur laquelle repose le livre de Michel Henry.

Il n'en reste pas moins que ce livre constitue un moment important dans tout le travail épistémologique qui se noue actuellement autour sinon au coeur de la psychanalyse (Assoun, Lyotard, Ricoeur). Mais le livre de Michel Henry a la particularité pour le psychanalyste de livrer une réflexion sur l'histoire et le destin du concept d'affect dans la pensée occidentale. L'originalité de Freud reste, certes, d'avoir proposé une intelligibilité de l'affect non à partir d'une spéculation conceptuelle mais au départ de l'incohérence de la conscience et de l'être au monde tant dans le matériel clinique normal (rêve, acte manqué, lapsus, mot d'esprit) que dans le matériel pathologique. Freud n'a jamais affirmé que sa conception était la seule possible pour appréhender l'énigme de l'impensable ; bien au contraire, il a constamment souligné l'aspect provisoire et limité de sa théorie : la psychanalyse est un mythe (Roustang, Wittgenstein, cf aussi Barthes), une grille à déchiffrer (Bion) et une illusion (dans le sens de Winnicott) nous offrant un espace et des repères à penser. La phénoménologie et la daseinanalyse, s'ils ne clôturent pas le cheminement analytique, peuvent contribuer, dans une pensée isomorphique même divergente, à approcher cet impensable de l'existence.

Une difficulté de ce livre, propre à la lecture phénoménologique, provient de la méthodologie spécifique à cette philosophie. A force de faire varier indéfiniment une représentation (ici l'affect) pour en dégager l'essence, on risque de se perdre dans le charme parfois un peu pervers de la subtilité de l'analyse. La fine analyse du "sentir" chez Descartes, développé par M. Henry sur une trentaine de pages denses, en est un exemple, car en fin de compte on oublie que Descartes n'a pas poussé plus loin cette démarche que Michel Henry analyse au gros objectif, au point que voilà Descartes, bien malgré lui, "réduit" à être un phénoménologue avant la lettre…

Je serais assez d'accord avec l'auteur quand, affirmant que la psychanalyse est l'antithèse d'une science, opposant à l'objectivité mortifère de cette dernière l'illusion de la subjectivité, il souligne la cause de son succès dans la pensée du XXième siècle : "La psychanalyse est l'âme d'un monde sans âme, elle est l'esprit d'un monde sans esprit". Même si une telle affirmation en fin de compte relativise la portée de la psychanalyse.

La lecture des premiers textes de Freud, et je pense tout particulièrement, bien que la notion réapparaisse à plusieurs reprises dans son oeuvre, au très beau texte de 1890, souvent ignoré ou oublié, sur le Traitement psychique. Traitement d'âme (Psychische Behandlung, Seelenbehandlung, trad. fr. in Résultats, Idées, Problèmes I, P.U.F., Paris, 1984,1-23), nous montre que Freud faisait une distinction qu'il n'a pas non plus développée entre âme et psychisme. Ce doublet clairement distingué dans ce texte implique non seulement des champs sémantiques différents (on ne peut parler des mécanismes de l'âme comme on parle des mécanismes psychiques) mais également deux points de vue philosophiques possibles : le fondement de l'être (l'âme, l'homme, Seele) et la dynamique de la représentation (le sujet, le psychique). Si Freud a surtout développé le second point de vue, il n'ignorait pas le premier, soit la possibilité d'un point de vue existentiel qu'il n’a jamais poussé plus loin (vraisemblablement à cause de son attitude ambiguë à l'égard du point de vue philosophique sinon même à cause de la suspicion vis-à-vis de la chose religieuse ou spirituelle). Il n'est pas étonnant, dès lors, que l'on ne retrouve pratiquement pas la notion de moi corporel dans l'oeuvre de Freud, sur laquelle se joue aujourd'hui une grande partie de l'avenir de la psychanalyse. En effet, ne nous y trompons pas, l'âme (Seele) de Freud, malgré la connotation religieuse que ce terme a acquis dans la pensée occidentale, c'est l'être en soi, corps et esprit, l'essence de l'être, ce qui justement fait l'objet de la daseinanalyse introduite par Binswanger à partir du Dasein heidegerrien.

La question qui peut donc être posée après la lecture vivifiante du livre de Michel Henry est de savoir si le point de vue phénoménologique repris par l'analyse existentielle est radicalement incompatible avec le point de vue psychanalytique. Je ne sais s'il y a incompatibilité entre l'affirmation phénoménologique : "La réalité c'est l'être" et celle de la psychanalyse : "La seule réalité est la réalité psychique", mais il est un fait que si les deux points de vue expriment les rapports dialectiques entre réalité et représentation, la phénoménologie nous rappelle constamment que le champ de la représentation ne produit pas toute la vérité.

Le fait que la philosophie contemporaine (le numéro de décembre 1985 du Magazine Littéraire, déjà cité, est éclairant à cet égard) sente la nécessité de se définir par rapport au freudisme, montre toute la richesse qu'elle connaît encore aujourd'hui. Alors déclin ou ascèse nécessaire pour la psychanalyse quelque peu débordée par ses succès sinon ses excès ?

Par ailleurs, la phénoménologie et la psychanalyse ont en commun d'être des pensées du "manque". Le "manque en soi" du phénoménologue (déjà mis en exergue par Schopenhauer) et l'"absence de sein" du psychanalyste renvoient à cet intervalle de la réalité, concept essentiel à la pensée d'aujourd'hui. Une des critiques les plus sûres que l'on pourrait faire à Michel Henry est de s'être arrêté à Freud, sans tenir compte des aspects créatifs de ses héritiers (Bion par exemple a pu souligner combien l'insatisfaction précède la satisfaction). En ce sens, le titre de son livre serait plus judicieusement : Généalogie du freudisme. En effet, les manques de la théorie freudienne ont constitué une source inépuisable de créativité dont Mélanie Klein fut l'exemple le plus éclairant. Le sous-titre : "Le commencement perdu" serait dès lors à comprendre comme le perdu du commencement.

Personnellement, tout en reconnaissant les difficultés théoriques qui opposent les deux réflexions, difficultés nécessaires et, à mon avis, inépuisables, je reste convaincu que sur le terrain du "monde", si cher au phénoménologue, il ne peut y avoir qu'enrichissement réciproque. Dans les années 1966-1969, j'ai ainsi pu travailler avec le regretté A. De Waelhens dans une approche existentielle de la psychose et des psychotiques sur le terrain d'un hôpital psychiatrique et me rendre compte de l'extraordinaire enrichissement mutuel qu'apportait la confrontation des deux points de vue.