Notes de lecture

Godfrind, Jacqueline

1996-04-01

Notes de lecture

Partager sur

Le livre de Jean-Claude Lavie est intelligent, original, insolite et… dérangeant. Du moins est-ce ainsi que je l'ai ressenti, en résonnance, semble-t-il, avec les intentions de l'auteur quand il dit : "Quant à moi, ça n'est pas parce que je ne trouve rien de génial à dire que je n'ai pas pour autant moins envie d'importuner…".

Que le lecteur ne s'attende pas à trouver une élaboration psychanalytique traditionnelle. Jean-Claude Lavie nous propose un ouvrage où chaque chapitre est conçu sous forme de nouvelle psychanalytique, de narration métaphorique, d'histoire de cas, voire de fable socio-philosophique mais toujours en référence à l'expérience personnelle et psychanalytique de l'auteur. A travers les entrelacs d'une pensée riche en rebondissements, retournements, paradoxes et autres feux d'artifice, l'auteur nous entraîne dans une mise en perspective de la pratique psychanalytique relativisée par son insertion dans l'humain. Ici, l'appartenance à une école psychanalytique comme le recours à une théorie de la technique perd tout son sens au profit d'une interrogation sur l'essence même de la rencontre analytique, ses enjeux, sa finalité, sa part d'inconscient, interrogations existentielles qui ne vont pas sans effet déstabilisateur. Oui, Jean-Claude Lavie pourrait importuner s'il n'incitait à penser…

Ainsi, d'entrée de jeu, à travers une histoire de chats, insolite et troublante, l'auteur nous confronte à l'irrationnel de l'appréhension des signaux du monde extérieur qui prennent les couleurs de notre émotionnalité. Projection, direz-vous, chacun sait cela ! Sans doute. Mais c'est bien ici que le talent de Jean-Claude Lavie se révèle : sortir du champ d'un langage codé et connu, la langue de bois des psychanalystes, et rejoindre la langue des romanciers et des poètes, permet de faire sentir les évidences affectives cachées dans, ou plutôt par, nos discours théoriques. Non que l'auteur néglige les références à ses connaissances d'analyste : c'est bien des fondements de transfert qu'il sait nous entretenir ainsi mais il a l'art de transposer la théorie en expérience vécue.

"Notre vision du monde est la poursuite du discours qui nous attache à lui…" ce qui est vrai pour l'analysant l'est aussi pour l'analyste, on s'en doute. Et Jean-Claude Lavie d'évoquer un souvenir analytique personnel qui interroge la nature même de la communication au sein de la situation analytique : une interprétation donnée par son analyste fit naître en lui l'impression d'un malentendu : "Le sentiment d'avoir été mal compris faisait prendre un tournant à mon analyse et à ma vie. Il m'avait ouvert les yeux sur l'accointance chimérique que je projetais, (…) comment savoir ce qui se passe dans une analyse ?". Et l'auteur de plaider pour l'indicible de la rencontre analytique, position qui rend caduque les querelles d'école mais aussi les tentatives d'objectiver cette chimère (au sens que lui donne de M'Uzan) par des "compte rendu" de cas.

Le "malentendu" en tant que hiatus indépassable dans l'échange humain, hante l'auteur. Béance, quête d'amour, éternelle nostalgie habite son écriture. Et ce malentendu, c'est dans la relation à la mère qu'il trouve ses racines. Même si Jean-Claude Lavie n'utilise que très peu ce terme, c'est bien de problématique "narcissique" qu'il nous entretient, problématique "archaïque" inscrite dans la relation analytique et qui trouve son origine dans la distance première entre les vécus de l'infans, l'attente qui peut être la sienne par rapport à la mère et les orages émotionnels personnels qui habitent cette dernière. Là encore, l'auteur utilise une expérience personnelle pour faire ressentir la distance cosmique qui peut séparer mère et enfant, son propre effroi devant un tableau qui dépeint admirablement la non-rencontre primordiale.

Tout au long de l'ouvrage court, en filigrane, la question de comprendre comment l'homme s'accomode de cette blessure fondamentale. Sa vie durant, il est habité par les reliquats de cette empreinte première. Ainsi trouve-t-il un substitut de sécurité auprès des "êtres vivants inorganiques", idées, valeurs, croyances, etc… qu'il investit, recherche d'appartenance susceptible d'apaiser les angoisses basales. A cet égard, J.C. Lavie insiste sur la contingence de nos références sociaux, philosophiques, religieux… qui dépendent de notre lieu comme de notre époque de naissance. Pareille considération ne peut manquer de relativiser l'importance des valeurs auxquelles nous croyons en regard de la fonction vicariante de ces valeurs dans notre équilibre psychique. Autre avatar de l'empreinte laissée par la relation primaire à la mère, l'existence de traits caractériels qui pérennisent la marque de son amour du temps où il était exigence inconditionnelle à répondre selon un certain modèle imprimé par la mère.

Et puis, tout à coup, épinglé au milieu des préoccupations dont j'ai souligné le caractère existentiel, "archaïque" si l'on veut, un chapitre qui s'ouvre sous les auspices suivants : "Mon père s'est trouvé, un beau jour, avoir envie de caresser le ventre de ma mère, ce qui déjà me dérange. Mais, en plus, à cause de ça, j'en suis encore, des années plus tard sur ce divan, à subir le lien entre ça et qui je suis, et même entre ça et ce que je suis en train de dire !". Outre l'accent mis sur le "dire" qui ponctue l'intérêt que l'auteur porte au langage tout au long de son livre, nous voilà propulsés en pleine "sexualité infantile" dont on aurait pu penser que l'auteur ne se souciait guère. Il n'en est rien. Mais ici encore c'est sous un angle d'approche personnel qu'il aborde ce problème. Ce dont l'auteur nous entretient, c'est de la "scène primitive" en tant que rencontre particulière dont nous sommes tous issus et qui détermine la singularité de notre existence, ne lui laissant qu'une faible marge de liberté. "Dans l'immensité de l'univers, une copulation éminemment improbable nous a créé comme contrecoup de cet acte unique et irremplaçable. Oui, tout le monde sait ça. N'empêche que j'aurais aimé être ma soeur, ou naître américain, bien que je ne parle pas l'anglais !". Cette part d'immuabilité impliquée par les origines est vraie aussi pour les transmissions psychanalytiques ; on analyse comme on a été analysé. Pourtant, "Les analystes n'insistent guère sur le fait que ce qu'ils disent être en jeu dans une analyse se trouve strictement équivaloir à ce qu'ils en supposent…". Déterminisme inscrit dans le narcissisme, la scène primitive intériorisée qui "en tant qu'élément du conflit oedipien, incarne le noyau dur de ce conflit"… "a tout pour organiser jusqu'à la faculté même de penser". Et c'est bien, selon moi, un des mérites de J.C. Lavie, celui de "faire passer" la subtile alchimie qui se joue dans toute cure entre "le sexuel" et "l'archaïque", l'oedipe et ses fondements narcissiques, dialectique, certes, mais aussi infiltration réciproque incontournable.

"Dont acte" titre le dernier chapitre de l'ouvrage. J.C. Lavie y débat du mot et de son rapport à l'acte. Que dit le mot dont on joue ou qui nous joue ? Que dit-on quand on dit "je t'aime ?". Que fait-on quand on dit, que ne dit-on pas quand on fait ?… Qu'ai-je fait en rédigeant les mots de cette note de lecture ? Qu'ai-je dit en actant le plaisir que j'ai pris à la lecture de ce livre ?

Je ne prétends pas avoir réalisé un compte rendu fidèle, encore moins exhaustif du livre de J.C. Lavie : on l'aura compris, son texte ne s'y prête pas. Son écriture ouvre davantage aux associations personnelles, chacun, en l'occurrence, vibrant selon ses sensibilités personnelles… comme pour l'analyse selon les dires de l'auteur. "Chacun a sa gamme de sensibilité et possède sa façon personnelle de ressentir ce qui se joue dans le transfert". Effeuiller la pensée de J.C. Lavie ce fut, pour moi, être sans cesse confrontée aux interrogations, aux ambiguïtés, aux mystères, aux doutes inhérents à la clinique psychanalytique. "Que fait-on quand on analyse ?, nous répète l'auteur. Aimer ce que dit J.C. Lavie, c'est accepter une position de profonde humilité et se déclarer complice du crime parfait des certitudes, celles qui, sans doute, ont trop souvent cours dans nos théorisations protectrices.