Notes de lecture

Godfrind, Jacqueline

1996-04-01

Notes de lecture

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P.C. Racamier est mort à la fin de l'été dernier. Je l'ignorais en lisant son ouvrage. Les enjeux émotionnels de la "note de lecture" que je rédige aujourd'hui s'en trouvent bouleversés : ces notes deviennent un dernier hommage au grand penseur de l'analyse, avec ou sans divan, que fut Racamier. Sans connaître la fin imminente de Racamier, j'avais été émerveillée par la lecture de ce livre dans le même temps que j'étais frappée par certains traits de l'écriture, impression dont je mesure l'aspect prémonitoire.

"Emerveillement" est un terme qui convient rarement à la découverte d'un ouvrage psychanalytique. Pourtant, Racamier donne le sentiment d'avoir atteint un sommet dans l'art, art de raconter la clinique et la théorie psychanalytique, art d'user d'un langage dont la poésie, la légèreté et l'humour habillent la rigueur. Mais aussi, et on peut penser que c'est là le signe de l'apogée d'une pensée en permanente évolution, Racamier fait partager sa totale liberté d'expression : il balaie son propos avec une aisance de funambule, entraînant son lecteur, pour l'occasion, à la redécouverte des concepts originaux qui émaillent son oeuvre et qu'il met au service de son sujet. Liberté aussi d'aborder à sa manière un thème d'actualité, l'inceste, pour en élargir l'intérêt à travers la notion d'"incestuel".

L'incestuel, Racamier le situe entre, d'une part, désirs et fantasmes incestueux, refoulés et oedipiens et, d'autre part, la radicalité agie de l'inceste, pratique sexuelle dont il nous dit "qu'on le taise ou bien qu'on le mette à la mode (autre manière de l'escamoter…), il reste ce qu'il est : tueur de pensée, sidérateur de plaisir…" (p. 6). Registre spécifique, l'incestuel ne s'arrête pas au fantasme, il se "tourne vers la mise en acte" qui "porte l'empreinte de l'inceste non fantasmé, sans qu'en soient nécessairement accomplies la forme génitale", l'incestuel s'avère "équivalent" d'inceste. Climat relationnel particulier, l'incestuel qualifie certaines vies individuelles et familiales. Pour l'aborder, Racamier nous propose deux voies d'accès qui lui sont familières : celle de la séduction narcissique et celle de l'antoedipe.

La séduction narcissique : A l'heure où la séduction reprend une importance qu'elle avait perdue avec l'abandon de la neurotica, Racamier s'insurge devant la seule prise en compte de la dimension sexuelle de la séduction. On peut penser que c'est à la notion de "séduction généralisée" de Laplanche qu'il oppose sa propre conception de la séduction, fondée sur une clinique qui s'éloigne évidemment considérablement des observations de "névrosés". Comme dans les autres textes de Racamier, ses élaborations théoriques s'étayent sur sa profonde connaissance des états limites et des psychotiques mais aussi sur son expérience de la dimension familiale, intersubjective. Dans ce contexte, Racamier décrit la "séduction narcissique" en tant que relation existant normalement entre le nourrisson et la mère. Paradoxale en ce qu'elle "unit en séparant : unissant en ce qu'elle différencie et distinguant en ce qu'elle réunit", elle dynamise l'aspect statique de ce qu'il est convenu d'appeler la relation fusionnelle et indifférenciée, rendant compte des forces qui agissent au sein de la dyade mère/infans. Construite sur la fascination réciproque, elle connaît une intensité indispensable qui, normalement, doit décroître progressivement. Ses reliquats harmonieux, souvent silencieux, assurent un "sentiment profond et informel de connivence avec le monde réel…", de capacité d'empathie et d'alliance narcissique ("qui se ressemble s'assemble"). La séduction narcissique est farouchement antagoniste des pulsions sexuelles qui perturbent ce registre relationnel.

Or, si dans la normalité, la séduction narcissique s'estompe au fil du temps, elle peut s'avérer "interminable" : quand la mère a des attitudes narcissiques "distordues", la séduction narcissique devient capture, prédatrice et manipulatoire. Mais surtout, et c'est l'originalité du propos de Racamier, "qu'en est-il, en une telle relation, de l'irruption des pulsions sexuelles ? Elles ne peuvent être à tout jamais repoussées, refoulées ou déniées. Qu'en sera-t-il donc ? … La solution, la seule, de la séduction narcissique invétérée à l'irruption de la pulsion sexuelle, c'est l'inceste". Ou, au moins, l'incestuel.

L'antoedipe : Autre voie d'accès à l'incestuel, autre concept introduit par Racamier, l'antoedipe, rappelle l'auteur, est une constellation qui n'est ni ante- ni anti-oedipe ; il est avec l'oedipe dans un "rapport de complémentarité". En fait, ce que Racamier décrit comme antoedipe ressemble fort à ce que d'aucuns considèrent comme la position dépressive. Le conflit antoedipien concerne les origines : "il oppose des forces visant à l'unisson narcissique avec la "mère primaire" et celles qui visent au contraire à la séparation puis à l'autonomie". Le tabou, à ce niveau, est celui de la confusion des êtres.

Pour Racamier, l'incestualité trouve ses fondements entre antoedipe et séduction narcissique, cette dernière en coalescence avec la séduction sexuelle. Ces fondements métapsychologiques une fois posés, l'auteur nous entraîne dans la clinique de l'incestuel. Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir les méandres de cette passion telle que nous l'évoque Racamier. Personne ne s'étonnera de trouver dans ce parcours la notion de paradoxalité chère à l'auteur, l'inceste et l'incestuel étant enfermé dans les rets de paradoxes fermés. Violence de l'inceste, univers de disqualification et de discrédit, pervertissement de la relation, ruptures transgénérationnelles, secret, antitendresse… autant de thèmes parmi d'autres qui émaillent le parcours proposé par Racamier. Des exemples cliniques illustrent le propos. Les perspectives thérapeutiques sont elles aussi présentes.

Violence de la mort aussi, présente explicitement et implicitement. Je cite Racamier : "Violence est l'inceste. Violence, l'incestuel. A leur tour, ils engendrent la violence. N'ont-ils pas d'ailleurs avec la mort des rapports en quelque sorte privilégiés, avec leur attirail de deuils occultes mais interminables, de contrainte et de mise à mort ou de mise à l'encan de tant de valeurs de la psyché ? "L'incestuel est enfant de l'instinct de mort" (p. 209). Ce qui n'empêche pas l'auteur de terminer son ouvrage sur un final où un vieil ami l'entraîne à aller "goûter, à la santé de Psyché, de ce petit vin que je viens de découvrir : un bain de parfums dont tu me diras des nouvelles et, crois-moi, pas incestuel du tout".

Puisse Racamier avoir goûté pleinement de ce petit vin avant que la mort n'éteigne une pensée qui reste présente aux analystes à travers l'oeuvre qu'il a laissée. Son dernier ouvrage témoigne de la richesse et de l'originalité d'un auteur dont la théorisation porte, on le sait, sur une clinique limite. Son oeuvre mérite, à mon sens, d'être revisitée.