Notes de lecture

Vaneck, Léon

1984-10-01

Notes de lecture

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Anna Potamianou, membre titulaire de la Société psychanalytique de Paris, est grecque et pratique à Athènes. Elle a déjà publié divers travaux et notamment contribué en 1980 à un ouvrage collectif "Culture grecque et psychanalyse".

Dans ce travail "Les enfant de la folie. Violence dans les identifications", elle nous fait part de ses réflexions sur les processus d'identifications et elle y développe particulièrement la question d'une certaine violence qui sous-tend tout projet identificatoire, à partir notamment de plusieurs expériences d'analysants confrontés avec un parent malade mental. Ses trois patients, un homme et deux femmes, avaient en effet des mères qui, selon leurs dires, avaient été hospitalisées à plusieurs reprises pour "troubles psychiatriques", ce qui justifie le titre de son ouvrage. L'auteur pose d'emblée sa préoccupation principale, à savoir l'assimilation par ses patients de traits et de caractéristiques dont leur Moi conscient se détourne avec effroi, refusant l'idée qu'il pouvait en être devenu le dépositaire ; et ceci d'autant plus que ces mouvements identificatoires les lient à des personnes signifiantes de leur vie et, partant, hautement chargées d'ambivalence. Les mères, objets de haine-amour et sources de terreurs multiples, étaient également objets d'identifications que les analysants refusèrent pendant longtemps de reconnaître. S'appuyant sur les perspectives freudiennes, ainsi que sur d'autres travaux plus récents (Luquet : "Les identifications précoces", Guillaumin : "Psyché", Green : "Narcissisme de vie, narcissisme de mort", entre autres), A. Potamianou rappelle que toute identification, en tant qu'elle débouche à la fois sur le deuil de l'objet et sur sa survie à travers l'appropriation identificatoire, sert son but et peut soutenir par là même l'explication de son trajet.

A partir de là, Me Potamianou se demande comment il est possible de retrouver chez ses patients les racines identificatoires, et plus particulièrement par rapport au parent malade mental. Elle s'interroge notamment sur la composante de violence qui sous-tend tout projet identificatoire aux moments où le Moi se vit obligé de se transformer selon ce qui n'est pas lui, surtout quand la relation à l'objet est sous-tendue par le fantasme d'intrusion mutuelle menaçante.

L'auteur étudie ensuite la problématique identificatoire en s'appuyant sur les notions d'identification primaire, préliminaire à tout choix d’objet, et d'identification secondaire qui passe par un investissement objectal suivi de retrait des investissements dans le Moi et de l'abandon de l'objet. A. Potamianou rappelle que, pour Freud, aux débuts de la vie, l'investissement de l'objet et l'identification ne peuvent être distingués l'un de l'autre. Avec Luquet, qui préfère parler d'identité primaire, elle se demande, à juste titre, si l'on peut déjà parler d'identification à ce niveau, préférant se référer au fantasme de l'incorporation, en insistant sur la violence de ces premiers mouvements pulsionnels, dont toute identification garde l'empreinte. Ses réflexions me paraissent bien s'articuler sur les élaborations de Luquet concernant les introjections assimilatrices et imagoïques, dans la genèse des identifications précoces. A. Potamianou s'interroge plus particulièrement sur la question des identifications pénibles pour le Moi, notamment l'impact de parents émotionnellement perturbés ou malades mentaux sur le développement psychique de leurs enfants.

A travers des paradigmes tirés de l'histoire (le rôle important d'Irène l'Athénienne dans la dynastie isaurienne sur l'empire byzantin), du mythe (les Bacchantes), et de son expérience psychanalytique, A. Potamianou étudie ensuite la dynamique, l'économie et la symbolique des identifications dans leur cheminement étonnant et souvent tourmenté. Au service de la satisfaction de désirs pulsionnels frénétiques, elles représentent un fantasme contre le désir qui vise un objet différencié ; une telle solution défensive régressive évite d'assumer le danger de la castration et la possibilité d'un deuil objectal. La mythologie des Bacchantes montre bien toutes les modalités identificatoires dans leur remarquable diversité, que nous retrouvons au décours des illustrations cliniques bien convain¬cantes. Apres avoir rappelé le danger du débordement des capacités mentales à lier les excitations par des contenus représentatifs ("Les araignées de l'ombre" a-t-elle intitulé ce chapitre), l'auteur montre que, dans le vécu de ses patients, l'étrange apparaît surtout lié à l'imprévisible des réactions du parent, souvent la mère, qui brise le sens de la continuité et, également, à une sensation d'objet "glissant" ; celui-ci donne l'impression qu'il ne peut jamais être touché réellement et qu'il devient ineffleurable pour de nombreuses raisons. Avec beaucoup de finesse et de sens clinique, A. Potamianou s'interroge sur les défectuosités de l'objet "fou" et sur les conséquences au niveau de l'organisation psychique de l'enfant ; du point de vue des identifications, leur cheminement est bien complexe à partir des introjections concernant un objet qui apparaît comme étrange et inquiétant, voire dangereux, car différent, imprévisible, esquivant les tentatives de le maîtriser, alors que sa présence perturbe l'entourage sur lequel il exerce son emprise. Ainsi, l'objet est en même temps fascinant et propose au sujet l'image de l'insaisissable : "Avoir affaire au sable mouvant" dit une patiente pour décrire ce qu'elle ressentait au sujet de sa mère… L'auteur étudie ensuite l'éventail des moyens par lesquels le Moi négocie avec les introjections du type d'objet mauvais et les angoisses que cela engendre. Les séquences des intériorisations qui marquent la route vers les identifications se font en grande partie sous le pouvoir de l'activité fantasmatique. Ainsi, tout en fonctionnant comme défenses à l'endroit des excitations internes, les identifications servent aussi de protection périodique contre la perception de certaines excitations venant de l'extérieur. D'un côté, le sujet fractionne ainsi les excitations et, de l'autre, en les prenant à son compte, il les maîtrise. Les exemples cliniques montrent bien comment la part de l'identification au parent "fou" correspond à la nécessité de répondre par un retrait à l'investissement d'un objet dangereux et excitant et aussi comment l'investissement du Moi qui en résulte est une tentative de maîtriser la situation. Il faut aussi compter sur le rôle que joue l'objet réel, facilitant le vécu à l'extérieur de l'objet intérieur persécutant. Le projet identificatoire reste marqué par ce que le Moi cherche à être, tout en montrant également ce qu'il veut posséder. Ces propos abordent toute la question de "l'avoir" pour "être", bien développée par R. Diatkine et J. Simon dans "Psychanalyse précoce" et que A. Potamianou reprend dans la dernière partie de son travail, qui se veut un retour aux questions initiales à travers quelques idées et exemples complémentaires. S'appuyant sur le stade du miroir et le rôle du regard de la mère (Lacan-Winnicott), sur le dialogue entre Hyllos et son père Héraclès (Les Trachiniennes de Sophocle), sur un cas de transsexualisme féminin et sur Henri IV de Shakespeare, elle démontre qu'aucun trajet identificatoire n'est complètement épargné de secousses, même si elles ne sont pas toujours aussi importantes et profondes que dans les cas de patients ayant eu un parent malade mental. Sur la route qui mène aux identifications, les problèmes de "l'être" et de "l'avoir" laissent donc leurs traces, dans la mesure où la démarche identificatoire n'est pas exempte de violence, gardant en elle la trace du mouvement pulsionnel premier : saisir et incorporer l'objet.

Me Potamianou aborde enfin la question des identifications dans la cure ; à travers le transfert, elles s'effectuent d'après le double enjeu de l'éloignement des représentations désirantes par le reflux narcissique de la libido et de l'assimilation de traits significatifs de l'objet. Créer en analyse l'interprétation de la violence recherchée, subie et exercée, c'est introduire le danger de voir vaciller les repères identificatoires que seule l'inconscience de leur pouvoir et de leur choix maintient. A de tels moments, toute l'économie psychique est secouée, ainsi qu'il apparaît dans les cas cliniques développés par l'auteur. Les modalités diverses des intériorisations dénotent tant les différences économiques dans les structurations des identifications, que la disparité du sens des formes auxquelles il peut aboutir. Il s'agit donc d'un long parcours dont les embûches sont inhérentes à la nature du processus et dont l’aboutissement ne peut en aucun cas être confondu avec les aventures de son devenir.

J'ai eu beaucoup de plaisir à lire ce travail qui, à partir de réflexions sur des patients confrontés à un parent malade mental, repose clairement toute la question des identifications et de leur violence. L'auteur resitue fort bien tout le mouvement qui va de l'incorporation aux introjections vers l'internalisation et les identifications, à travers l'articulation complexe des relations d'objets et des identifications. De plus, cet ouvrage est agréable à lire, s'appuyant harmonieusement sur les références théoriques bien choisies et sur du matériel clinique, historique et mythique fort illustratif.