Notes de lecture

Gauthier, Jean-Marie

1995-10-01

Notes de lecture

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La Russie est-elle ce pays étrange, aux limites de l'Orient et de l'Occident qui, de ce fait, serait l'objet de bien des projections de notre part ? L'auteur de cette remarquable histoire de la psychanalyse en Russie nous met d'emblée en garde, et sans doute à juste titre, contre ce type de position vis-à-vis de son pays ; il n'empêche que la lecture de son ouvrage ne peut laisser indifférent et soulève bien des interrogations dont on se retrouve bien incapable de dire si elles sont fondées. Bien des questions subsistent au terme de ce récit : sur la réalité des faits présentés tout autant que sur notre méconnaissance de ce pays ou encore sur la difficulté de nous identifier à ce que pouvait être la vie sous un régime totalitaire ou au contraire peut-être sur les défenses et projections que ce rapprochement pourrait susciter. Le grand mérite de cet ouvrage est d'ouvrir des portes, de favoriser la discussion et le débat sur les origines du mouvement psychanalytique dans son ensemble.

Je ne puis commenter cet ouvrage sans présenter et rendre hommage à Sabina Spielrein tant son destin fut tragique. Née à Rostov sur le Don, elle part jeune fille, étudier la médecine à Genève comme cela se pratiquait souvent à cette époque dans son milieu d'origine. En 1905, elle fait un séjour de près de un an, à la clinique du "Burghölzli", c'est-à-dire là où travaillent Bleuler et surtout Jung qui s'initie à ce moment précis à la psychanalyse. Elle devient d'ailleurs une des premières patientes analysées par celui-ci, mais aussi sa maîtresse. Jung parle pourtant d'elle comme d'une patiente à Freud qui lui donne des conseils techniques.

Lorsque se sentant abusée par Jung, Sabina Spielrein s'adresse à Freud, celui-ci l'éconduit assez vertement et tombe d'accord avec Jung pour poser le diagnostic d'hystérie. Mais cette femme a de la ressource, de l'énergie et il lui faut y voir clair autant en elle qu'au sujet de ce qui lui arrive. Elle s'intéresse à la psychanalyse, cherche à approfondir les raisons de son destin, et réécrit à Freud qui s'interroge peu à peu et questionne son élève zurichois. Les maladresses de ce dernier, ses dénégations successives permettront à Freud de comprendre ce qui s'est réellement passé. Il s'excusera alors de son attitude auprès de S. Spielrein qu'il accueille dans le cercle de ses élèves. Outre l’honnêteté intellectuelle qu'on lui connaissait, Freud fait la preuve, en plus, d'un beau courage humain en reconnaissant ses erreurs.

Sabina est la première à évoquer l'hypothèse d'une pulsion de mort, elle s'installe à Genève comme analyste (elle sera l'analyste de J. Piaget). En 1921, alors que les premiers analystes russes (Ossipov) commencent à fuir le régime soviétique, S. Spielrein décide de rentrer en URSS, ce que Freud approuve. Pour quelles raisons a-t-elle pris cette décision, était-ce pour y retrouver un mari dont elle était séparée depuis plusieurs années, était-ce en relation avec sa rupture avec Jung qui fut douloureuse et peut-être jamais cicatrisée ? Pourquoi Freud a-t-il sans distance, approuvé ce mouvement ? Il y a là quelques questions qui ne peuvent que susciter perplexité puisqu'on sait que Freud était au courant des difficultés des analystes russes.

S. Spielrein eut alors bien du mal à intégrer la société psychanalytique russe établie surtout à Moscou ; de plus à partir de 1926, la pratique de la psychanalyse va devenir risquée en URSS. On perd la trace de S. Spielrein lorsqu'elle retourne s'installer définitivement à Rostov après avoir tenté en vain d'intégrer et d'enrichir de ses apports ce mouvement analytique auquel elle tenait. Elle meurt fusillée par les nazis en 1941 lors de l'invasion de Rostov, sa ville natale. Elle avait refusé les conseils de prudence qu'on lui avait prodigués. Pourquoi se réfugier et se protéger des troupes allemandes ? On peut de manière sommaire, y voir des effets d'ombre de la pulsion de mort qu'elle contribua à mettre en évidence et parler d'un suicide déguisé ou recherché.

C'est oublier trop facilement que déçue par les difficultés qu'elle avait rencontrées à son retour en Russie et par le pouvoir soviétique (son frère avait été arrêté et fusillé en 37 pour "déviation trotskyste"), Sabina Spielrein ne pouvait plus se fier aux affirmations de ce pouvoir qu'elle devait haïr. Qui croire dans ce pays de la désinformation et comment ne pas penser qu'elle eut peut-être l'illusion qu'il valait mieux se fier au peuple, là où elle avait connu les meilleures années de sa vie ? Victime au fond des paradoxes de ses origines et de son parcours intellectuel qui l'avaient jetée au coeur du mouvement culturel européen avant de l'abandonner au milieu de l'affrontement entre les deux régimes totalitaires qui ont ravagé notre continent ?

Un des aspects les plus forts de cet ouvrage est en effet qu'il place l'histoire du mouvement analytique au sein de l'histoire et des mouvements culturels de cette société russe. On y voit apparaître et disparaître une intelligentia fort marquée par la pensée de Nietzsche. Pour s'implanter, la psychanalyse et le mythe d'Oedipe auront dû tout d'abord affronter les thèmes dionysiaques chers au philosophe autant qu'à cette intelligentia en mal d'âme ce qui d'ailleurs aura une influence certaine sur la disparition de cette classe intellectuelle qui arrivait mal à penser le politique sans faire appel à une sorte de mysticisme omniprésent. Ce n'est dès lors pas un hasard que ce soit cette société qui ait fait émerger le thème de la pulsion de mort.

Cette histoire est très complète. Aux premiers de ses protagonistes, Etkind fait figurer Lou Andreas Salomé (élevée à Saint-Pétersbourg quoique fille d'un militaire allemand émigré en Russie) et bien sûr Serge Pankeïev mieux connu sous le nom de l'homme aux loups. L'auteur nous propose bien sûr sa version du fameux rêve qui cette fois, a le mérite de se référer aux mythes et traditions russes que la plupart des interprètes semblent avoir ignorés jusqu'à présent. Mais l'objectif de l'auteur n'est manifestement pas de polémiquer ou de se limiter à un exercice d'exégèse. Il veut développer une fresque qui nous donne une idée du mouvement d'ensemble des évolutions de la psychanalyse dans son pays et replacer ce développement au coeur plus vaste du mouvement des idées.

Les autres figures de proue furent bien sûr les premiers analystes (Wulff, Ermakoff, Tatiana Rosenthal) mais aussi L. Trotsky qui s'est montré très proche de la psychanalyse ; c'est même lui qui aurait obtenu des crédits et des ressources pour des recherches pédagogiques inspirées par la psychanalyse, qui se sont développées très tôt en URSS et qui sont une des principales caractéristiques de ce mouvement analytique russe. Ce n'est évidemment pas un hasard que celui qui prônait la révolution permanente c'est-à-dire rien moins que la transformation de l'homme, se soit retrouvé aux côtés de ce qui apparaissait alors comme un des moyens les plus sûrs de connaître et de changer les individus.

C'est aussi cette alliance qui précipita la chute du mouvement analytique mais ici pas officiellement comme chez les nazis, mais de façon obscure et implicite, comme la source d'une menace dont on apprenait peu à peu qu'il fallait se méfier ; la psychanalyse fut ainsi précipitée après un début fort encourageant, dans un silence qui fut aussi celui qui a accompagné la destruction de tous ces intellectuels qui pourtant avaient fait le lit de la révolution d'Octobre. La psychanalyse a suivi ce destin de silence qui fut celui de toute forme de pensée qui constituait bien dans ces années staliniennes, le risque majeur pour la vie même si dans un premier temps c'est son association à Trotsky qui lui valut la cause de sa descente aux oubliettes.

Mais décidément ce livre et le développement de la psychanalyse en Russie, ne peuvent laisser indifférent ; et pour terminer cette trop brève présentation, il me faut évoquer le personnage d'Eitingon. Le premier et le plus fidèle des disciples de Freud fut aussi celui qui ne publia rien. Mieux même, il semblait vivre de ses rentes et facilitait financièrement les publications analytiques. Après que Lou Andreas Salomé eut tout perdu du fait même de la révolution soviétique, c'est à lui que Freud demanda d'apporter de l'aide à leur collègue désormais infortunée.

A. Etkind va plus loin. Selon lui, Eitingon vivait des revenus d'un commerce de fourrures. Et pas n'importe quelles fourrures mais bien celles qu'il achetait en URSS. Etant donné la structure économique de ce pays, cela revient à dire qu'il détenait le monopole du commerce extérieur des fourrures d'URSS. Quand on sait par ailleurs qu'un proche parent à lui, voire son frère, Nahum Eitingon fut chef du NKVD stalinien (ancêtre du KGB) et que comme tel ce Nahum Eitingon fut responsable de l'assassinat de L. Trotsky qu'il dirigea lui-même à partir de Mexico, on ne peut s'empêcher de se poser quelques questions. On soupçonna même Max Eitingon d'avoir participé à l'enlèvement du général blanc Miller réfugié à Paris.

Quelle fut la nature exacte des relations entre Eitingon, Trotsky et la psychanalyse ? Trotsky a-t-il réellement favorisé la psychanalyse ? Etkind nous propose en fait une reconstruction solide mais on aimerait que le dépouillement de nouvelles archives et les travaux d'historiens nous renseignent de façon plus précise encore sur ces questions. Si cette aide fut réelle, l'était-elle pour des raisons scientifiques ou de politique internationale ? Joffé, un des plus fidèles et des plus brillants disciples de Trotsky, avait suivi une psychanalyse chez Adler fils d'un des chefs de file de la sociale-démocratie d'avant-guerre. Joffé et d'autres russes semblent avoir fréquenté régulièrement l'Institut psychanalytique de Berlin (fondé par Eitingon). Quel fut le rôle de cet institut dans la politique entre l'Allemagne et l'URSS au moment où une lutte fratricide opposa les sociaux-démocrates et les communistes qui recherchaient activement la destruction de ceux-ci ? Cette sorte de guerre civile permit entre autres aux nazis de prendre plus facilement le pouvoir. Quel fut après la chute de Trotsky, le rôle de Eitingon et pourquoi participa-t-il à cet enlèvement du général Miller en 1937 ? Lui qui avait déjà fui l'Allemagne pour se réfugier en Palestine, pourquoi a-t-il choisi de soutenir Staline qui allait assassiner Trotsky ? Quelle fut la nature des liens de ces acteurs, de leurs éventuelles dépendances et de leurs aveuglements certains ?

On le voit, la lecture de ce livre ne laisse pas indifférent. Cet ouvrage a le grand mérite de nous rappeler que l'histoire du mouvement analytique fut écrite par des hommes et que de ce point de vue elle s'inscrit parfaitement au coeur de ce siècle qui se termine. Il est vain de croire que cette histoire aurait pu ne pas être pénétrée par les mouvements sociaux qui furent ceux de notre planète ou d'espérer de manière parfaitement idéalisée, que les analystes ne seraient pas aussi des acteurs sociaux. A ceux-ci de prendre la mesure de cette dimension de leur pratique autant que de leurs théories et d'oser en faire l'histoire comme ce livre nous y invite : les théories analytiques comme celles de la pulsion de mort par exemple ne sont pas exemptes d'implications et de déterminants sociologiques.