Notes de lecture

Vaneck, Léon

1994-10-01

Notes de lecture

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Lorsque l'on évoque le courant kleinien, H. Segal ne me paraît pas avoir le même droit de cité que celui qui est accordé par exemple à Meltzer, à Bion, à Rosenfeld…

Et pourtant, c'est H. Segal qui, dès 1964 (traduction française en 69), nous communique sa remarquable : "Introduction à l'oeuvre de M. Klein". En 1979 (1982 pour la traduction française), nous découvrons : "M. Klein, développement d'une pensée". Je voudrais aussi citer, côté livres : "Délire et créativité", publié en 1981 en anglais et en 1986 en français. Sans compter ses nombreux articles, que je ne rappellerai pas, hormis "Notes on symbol formation" (International Journal of Psycho-analysis, 38 en 1957) avec la fameuse équation symbolique…

"Rêve, art, phantasme" constitue une étape complémentaire dans le long cheminement théorico-clinique d'H. Segal commencé juste après la dernière guerre. Dans sa préface, Betty Joseph rappelle en effet qu'H. Segal a présenté à son premier travail à la Société britannique de Psychanalyse en 1947 : "Une approche psychanalytique de l'esthétique", publié en 1952 dans l'International Journal of Psycho-analysis, 33. Dans ce nouveau livre, elle retourne à cet intérêt à travers ses trois derniers chapitres.

Les cinq premiers chapitres reprennent ou développent des concepts centraux de la métapsychologie, qui préparent les chapitres : "Freud et l'art", "Art et position dépressive", et "Imagination, jeu et art".

Les trois premiers chapitres constituent des classiques en leur genre ; "La voie royale", "Le Phantasme" et "Le symbolisme" permettent à H. Segal de reprendre des thèmes fondamentaux à partir de Freud, en passant par M. Klein et Bion et en apportant de nombreuses contributions personnelles où les aspects cliniques, théoriques et de psychanalyse appliquée sont constamment en interrelations.

Dans "La voie royale", H. Segal rappelle bien évidemment les découvertes freudiennes, notamment la notion de travail du rêve, première description d'un concept plus large, à savoir le travail psychique. S'appuyant sur Freud, elle montre aussi le cheminement de ses propres expériences et son intégration de développements théoriques ultérieurs, en particulier kleiniens (malheureusement, sans un mot sur les travaux de Meltzer sur le rêve). Ainsi, à propos de la "pensée du rêve", elle va plus loin que Freud et la considère comme une expression de phantasme inconscient (ph pour distinguer du fantasme inconscient) et, dit-elle, "notre monde du rêve est toujours avec nous". Avec de beaux exemples cliniques, elle démontre à quel point est complexe le langage du rêve. Elle va aussi marquer son désaccord d'avec Freud, qui considère que les symboles sont exclus du travail du rêve, dans la mesure où ils sont universels et dérivent du passé ancien… H. Segal nous rappelle opportunément ensuite que, contrairement à ses autres théories, Freud n'a jamais apporté beaucoup de modifications à sa théorie des rêves pour l'aligner sur le vaste développement de sa théorie de la vie psychique, particulièrement depuis 1920 ; même dans "La révision de la théorie des rêves" des "Nouvelles Conférences (1933)", Freud ne situe pas explicitement le concept de pulsion de vie et de mort. H. Segal conteste aussi la notion introduite dans cette revision de 1933 de "psychose du rêve" quand Freud y parle du rêve comme d'une hallucination inoffensive. Elle termine son chapitre (et introduit les suivants) en soulignant le caractère formidable de la tâche du Moi dans la création d'un rêve et en se demandant par la même occasion ce qu'il arrive lorsque le Moi est trop endommagé pour les remplir adéquatement. Ces réflexions constitueront le chapitre 5, "Le rêve et le Moi"' à propos de situations psychotiques aiguës et de patients border-lines. Il arrive que les rêves dans l'analyse ne répondent pas principalement à une fonction de communication symbolique, mais à celle d'acting-in, équations symboliques ou expulsions d'éléments bêta. H. Segal se sera référée à Bion dans le chapitre 4. Il peut chez des patients psychotiques ne pas y avoir de distinctions entre une hallucination, un rêve et un événement réel. Chez les border-lines aussi, même s'ils savent qu'ils ont rêvé, leurs rêves peuvent être psychiquement équivalents d'événements concrets et avoir de semblables conséquences. Ainsi par exemple certains rêves "prédictifs" semblent, selon H. Segal, prédire les événements futurs du fait qu'ils sont presque automatiquement agis. Le travail du rêve y échoue partiellement ou totalement, il y a une certaine crudité dans la symbolisation. C'est ici qu'H. Segal va aussi expliquer son désaccord avec Freud qui parle du rêve comme d'une psychose inoffensive et aussi comme d'une hallucination au cours du sommeil ; l'hallucination reste, pour elle, un processus pathologique. Enfin, H. Segal estime que l'analyse de ces rêves dans lequel le travail de rêve est déficient pose un problème technique ; elle pense inutile d'essayer d'en interpréter le contenu et suggère, vu que ces rêves en analyse sont principalement utilisés comme acting, de surtout et avant tout en interpréter cette fonction.

Le chapitre 2 "Le phantasme" reprend les théories kleiniennes classiquement connues. Je me limiterai donc aux commentaires terminaux d'H. Segal qui pense que l'idée de base de la pensée de Freud est que le phantasme n'est pas une activité primaire ; il a les mêmes racines, et il est comparable aux rêves, aux symptômes, aux actes manqués, à la pensée et à l'art ; il n'y est pas sous-jacent. Pour M. Klein, au contraire, le phantasme inconscient est au coeur de l'activité primaire, une expression originale à la fois des pulsions et des défenses, et il est en continuelle interaction avec la perception, la modifiant, mais aussi modifié par elle. Contrairement à la vue de Freud selon laquelle le phantasme inconscient fait occasionnellement intrusion dans le rêve, la conception du phantasme présentée par H. Segal implique que le rêve n'est qu'une des expressions du phantasme inconscient.

"Le symbolisme, chapitre 3" reprend les idées de Freud, de Jones, de M. Klein, puis la propre continuation de la pensée d'H. Segal, élaborée et élargie. Nous connaissons bien évidemment sa différence capitale de 1957 entre l'équation symbolique et le symbolisme proprement dit, l'authentique formation du symbole ne pouvant prendre place qu'au sein de la position dépressive. Exemples cliniques à l'appui, H. Segal illustre le passage de l'équation symbolique à la représentation symbolique avec l'apparition de la position dépressive, le vécu d'être séparé, la séparation et la perte, et ce, précise-t-elle, à travers une longue transition. Cela prépare aussi les fondements pour une abstraction supplémentaire incluant la verbalisation.

Ces trois chapitres "classiques" de la métapsychologie tant freudienne que kleinienne préparent le terrain au chapitre 4 : "Espace mental et éléments de symbolisme" où H. Segal fait un lien entre son travail et la théorie de la pensée selon Bion. Elle va s'appuyer sur l'article de ce dernier : "Différenciation entre les parties psychotiques et non-psychotiques de la personnalité" pour approfondir la distinction entre identifications projectives normales et pathologiques psychotiques. Discutant l'idée que la partie de son psychisme projetée par le bébé est modifiée par l'action du conteneur, elle rappelle la notion "d'interprétation mutative" de Strackey (1934), avant d'en venir à nouveau à de belles illustrations cliniques et de s'interroger sur les causes des mauvaises relations entre le conteneur et le contenu : déficiences maternelles ou du côté de l'enfant lui-même. H. Segal suggère que les éléments bêta semblent très proches des équations symboliques concrètes ; on pourrait penser que celles-ci se forment à partir des éléments bêta, mais H. Segal suggère plutôt que l'équation concrète soit une étape de transition entre les éléments bêta et alpha, phénomène conjoint interdépendant à celui du passage de la position schizo-paranoïde à la position dépressive ; elle tente de s'en expliquer, non sans pertinence, ce que je laisse au lecteur le soin d'apprécier en fonction de sa propre intégration des perspectives bioniennes. De même, elle suggère que Bion relie la pensée, comme elle l'a fait du symbolisme, à la capacité de reconnaître et d'éprouver l'absence. H. Segal trouve utile de penser la relation conteneur-contenu aussi comme une manière à travers laquelle l'espace psychique se forme, d'où le concept d'espace mental que n'utilise pas explicitement Bion et qui est différent de l'espace potentiel de Winnicott.

H. Segal, avec Bion, réfléchit également, exemples cliniques à l'appui, au "troisième objet", en s'appuyant sur les apports de R. Britton pour mieux inclure la relation avec le père et tout ce qui concerne les trois sortes de relations possibles, les sommets des triangles. Elle pense que l'espace triangulaire est aussi comme l'espace pour un nouveau bébé. Il n'est pas "saturé" par les projections mutuelles entre la mère et l'enfant. En tant que nouvel espace mental "non saturé", il permet la naissance de nouvelles pensées : deux peuvent s'assembler comme les parents de la relation sexuelle pour produire une troisième pensée.

Le chapitre 6 est intitulé "Freud et l'art".

Après avoir rappelé que Freud a écrit 22 articles traitant de productions artistiques et ses innombrables références aux oeuvres d'art, H. Segal souligne que Freud était plus intéressé par le contenu et les tentatives d'élucidation des conflits que par la forme de l'oeuvre d'art. Elle estime que la plus grande valeur des psychobiographies d'artistes n'a pas été de reconstruire l'enfance de l'artiste, mais de mettre à jour les phantasmes exprimés dans l'oeuvre d'art. Et parfois, son étude du travail artistique a conduit à de nouvelles découvertes ; par exemple via Léonard de Vinci, la première description d'une certaine forme de narcissisme et de choix d'objet narcissique ; par exemple dans "Dostoïevski et le parricide", Freud illustre ce qu'il avait déjà compris sur le complexe d'Oedipe et le parricide, tandis que dans les "Frères Karamazov", il décrit le clivage de la personnalité de plusieurs personnages du livre… H. Segal commente aussi d'autres travaux où Freud s'occupe de thèmes illustrant des problèmes universels, par exemple la mort dans "Le marchand de Venise" et "Le Roi Lear". Un autre aspect qui intéressait Freud, poursuit l'auteur, était la capacité des artistes à doter leurs personnages d'un inconscient sans qu'ils en aient eux-mêmes la connaissance : ainsi dans "Délires et rêves", dans la "Gradiva de Jensen".

Toutefois, dans la plupart des écrits de Freud, constate H. Segal, le vrai problème de la créativité artistique n'est abordé que de manière tangentielle ; mais il l'est, notamment dans Léonard de Vinci. Freud parle parfois du mystère de la réalisation artistique et notamment dans "Les écrivains créateurs et la rêverie diurne". Il estime que, dans la création artistique, le travail s'apparente d'avantage au jeu de l'enfant qu'à la rêverie diurne…

Mais qu'est-ce donc, demande Freud, qui nous fait apprécier ce monde imaginaire, ces rêveries de poète ?

Par ailleurs, commentant Freud qui décrit la satisfaction esthétique comme n'étant pas d'avantage qu'un appât trompeur ( ! Sic), une sorte de déguisement pour la vraie satisfaction intellectuelle, elle estime, à juste titre je crois, que Freud fait peu de cas de l'expérience esthétique elle-même.

Se référant à Roger Fry qui, en 1924, exposa à la British Psychological Society "L'artiste et la psychanalyse", elle le considère encore comme la meilleure expression de cette critique récurrente selon laquelle l'approche psychanalytique de l'art est réductrice. Elle s'étend alors assez longuement sur la nécessité de prendre en considération les éléments où Fry a raison dans sa critique de Freud et ceux où il a tort pour insister sur l'expérience esthétique et le plaisir esthétique.

H. Segal rappelle enfin qu'en 1933 encore, dans les "Nouvelles Conférences", Freud dit clairement que l'art est enraciné profondément dans le phantasme inconscient.

Ce chapitre, fort intéressant, se termine par quelques réflexions et prises de position personnelles de l'auteur. J'en retiens deux surtout :

– un artiste ne fonctionne pas principalement sur le principe de plaisir, comme Freud le pensait à l'origine. Freud dit que l'artiste retrouve son chemin vers la réalité, mais H. Segal pense que celui-ci ne la quitte jamais. Elle pense que l'essence de l'expérience esthétique a quelque chose à voir avec des sentiments tels que celui de l'inévitable ou du vrai. Selon elle, la vérité que recherche l'artiste est essentiellement la vérité psychique.

– Freud lui-même était un artiste et, estime H. Segal, en savait beaucoup plus sur l'art et l'expérience esthétique qu'il ne l'admettait ou qu'il ne le formulait dans ses propres théories concernant l'art. Son article sur le Moïse de Michel Ange est, dit-elle, très frappant à cet égard. Et elle compare la description de Freud avec la description du mouvement que donne Rodin, démonstration convaincante, je dois l'avouer, qui lui permet de conclure : "Je trouve fascinant de voir à quel point la compréhension de Freud se rapproche des conceptions d'un des plus grands sculpteurs et maîtres en art". C'est dans cet article, me semble-t-il, que Freud s'approche le plus de l'expérience esthétique.

Chapitre 7 : "Art et position dépressive"

Bien évidemment, H. Segal s'appuie ici sur M. Klein et ses premiers écrits sur l'art qui concernent les sources de l'impulsion créatrice ; Klein y discute tout d'abord un livret de Colette pour un opéra de Ravel : "L'enfant et les sortilèges" ; un second exemple est tiré de la biographie d'un peintre suédois, Ruth Kjâr, grande dépressive ; M. Klein fait un lien direct entre le besoin de réparation et l'origine de l'impulsion créatrice. H. Segal confirme d'emblée que la formation du symbole lui apparaît comme l'essence même de la créativité artistique, rappelant que, dès 1952, dans son article : "Une approche psychanalytique de l'esthétique", elle avait avancé l'idée que l'impulsion artistique est spécifiquement en relation à la position dépressive…. "C'est sa perception intérieure des sentiments les plus profonds de la position dépressive, à savoir que son monde interne est brisé en morceaux, qui conduit à la nécessité pour l'artiste de recréer quelque chose qui soit ressenti comme étant un monde entier et nouveau…". Cette citation est un résumé remarquable de la pensée qu'H. Segal développe et enrichit au décours de tout ce chapitre passionnant, émaillé de nombreuses références artistiques et psychanalytiques.

Permettez-moi de reprendre les propos initiaux de son résumé :

"Le lien que je vois entre l'impulsion créatrice et les moyens de susciter l'émotion esthétique est le suivant : en profondeur, l'acte de création a affaire avec le souvenir inconscient d'un monde interne harmonieux et avec le vécu de sa destruction, c'est-à-dire la position dépressive. L'impulsion est de retrouver et de recréer ce monde perdu. Les moyens d'y parvenir ont affaire avec l'équilibre entre les éléments "laids" et les éléments "beaux" de telle manière qu'ils suscitent dans le public une identification avec ce processus. L'expérience esthétique chez celui qui la reçoit comporte un travail psychique…".

Le chapitre terminal "Imagination, jeu et art"

Point d'orgue de l'ensemble de l'ouvrage. H. Segal nous démontre, de façon convaincante, que toutes nos activités, même les plus réalistes, sont sous-tendues et colorées par nos phantasmes. Mais, pense-t-elle, certaines d'entre elles et certains phénomènes visent plus directement à l'expression, à l'élaboration et à la symbolisation des phantasmes inconscients. Non seulement les rêves de la nuit, mais les rêveries de jour, le jeu et l'art en font partie. Ils ont en commun beaucoup d'éléments… ce que je laisse au lecteur le plaisir de découvrir en guise de finale à ce remarquable travail, même si, bien évidemment, les chapitres antérieurs donnent la clé de l'énigme !

En effet, je ne crois pas que ce soit par hasard que le titre de l'ouvrage soit : "Rêve, art, phantasme", alors que ce chapitre terminal s'intitule : "Imagination, jeu et art". Jeu ? ! Vous avez dit "jeu"… Bizarre, bizarre… A moins que le jeu et le rêve…. Et l'art aussi peut-être… Surtout l'art !

"Tous les enfants, à l'exception des plus malades, et tous les adultes jouent ; peu deviennent des artistes.

Ni le rêve, ni la rêverie, ni le jeu ne comportent le travail à la fois inconscient et conscient demandé par l'art… L'oeuvre d'art est un don durable au monde, un don qui survit à l'artiste".

Léon Vaneck