Notes de lecture

Gauthier, Jean-Marie

1994-10-01

Notes de lecture

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Voici un livre de science humaine qui se lit quasi d'une traite et comme un véritable roman policier. C'est que l'auteur a mené une enquête exemplaire d'érudition, de précision et d'à propos. Jacques Maître s'est spécialisé depuis quelques années déjà pour la sociologie religieuse et en particulier, l'histoire de la sociologie religieuse de la France à la fin du 19e siècle. Il pratique donc à la fois la sociologie et l'histoire. Peu à peu, il a aussi intégré les concepts de la psychanalyse à ses recherches notamment grâce à une étude remarquable qu'il a menée à propos de Thérèse de Lisieux. C'est dire que les recherches et écrits de Jacques Maître sont importants en raison de la richesse de points de vue qu'il dégage.

Ses propos sont non seulement riches mais une des grandes qualités de ce travail est qu'à aucun moment il ne sombre dans la facilité d'une réduction de la complexité à un seul de ses termes : l'évolution de cet exercice périlleux est sans doute à l'origine de cette sorte de passion qui se développe au fil des pages. Ici le propos est à la fois très simple. Il importe pour Jacques Maître de montrer comment un délire paranoïaque s'inscrit dans un contexte social particulier. Berry fut expulsé du séminaire de Dijon en 1901 mais en 1904, la France rompait ses relations diplomatiques avec le Vatican, prélude à la rupture entre l'Eglise et l'Etat et du Concordat qui aura lieu un an plus tard : c'est que Rome avait poussé à la démission un évêque jugé trop républicain ce que Paris avait considéré comme une immixtion intolérable dans ses affaires intérieures.

Or cet évêque, Monseigneur le Nordez, était évêque de Dijon. Toute sa vie, l'abbé Berry va errer de poste "para sacerdotal" en congrégations qui pour un temps vont prêter une oreille attentive à ses propos : il organise son parcours de vie de quérulent processif autour de la conviction que Monseigneur le Nordez l'aurait ordonné prêtre secrètement juste avant de devoir donner sa démission. L'enquête de Jacques Maître est exemplaire : il nous entraîne dans le monde ecclésiastique de cette époque, il en connaît toutes les logiques et les structures de pensée et d'organisation. Le résultat est à la mesure des recherches entreprises : un tableau extrêmement précis et convainquant des relations inextricables entre les désirs individuels et les logiques institutionnelles. Jacques Maître montre comment les individus trouvent en certaines formes d'institutions des supports à la réalisation de leurs désirs personnels et combien les institutions retirent de force d'être ainsi l'objet de désirs intimes. Situation d'équilibre profitable à chacun mais qui explique aussi et de manière très précise la façon dont se produisent certains dérapages : non pas d'abord par exclusion mais par le développement et l'application perfectionniste et supportée par une idéalisation, de la logique institutionnelle.

Un des aspects les plus passionnants de la recherche de Jacques Maître est qu'elle ne se limite pas au monde ecclésiastique. L'"abbé" Berry pour qu'on lui rende justice a écrit ses mémoires qu'il cherche à faire publier par un auteur à succès. C'est un certain Billy qui reprendra ce texte pour écrire une oeuvre "semi-romanesque" sous le titre de "Introïbo". La recherche s'étend au monde de la littérature ; la méthodologie associe récit de vie, recoupement entre les témoignages écrits, récits de l'époque et de témoins fussent-ils indirects. A toutes ces reconstructions, il confronte ce que l'histoire et la sociologie peuvent enseigner. Le résultat est à la mesure des moyens mis en oeuvre : une recherche d'une grande finesse, un enseignement précieux sur les rapports entre individu et environnement social. A noter encore que ce livre débute par un dialogue entre l'auteur et P. Bourdieu sur les rapports entre sociologie et psychanalyse : un modèle du genre, un écrit d'une grande richesse.