Notes de lecture

Vaneck, Léon

1992-10-01

Notes de lecture

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Joseph Delboeuf, philosophe liégeois du 19e siècle, nous était un peu connu à travers certains commentaires dans l'enseignement de François Duyckaerts ; S. Freud lui-même se serait en effet intéressé à certains de ses travaux, notamment sur les rêves, sur le concept de reviviscence de l'événement traumatisant et, bien évidemment, sur ses théorisations de l'hypnose.

C'est avec beaucoup de curiosité et de plaisir que j'ai découvert ce travail de François Duyckaerts. C'est le résultat passionnant d'une recherche fouillée sur la double carrière "philosophique" et "hypnotique" de Delboeuf. Comment en effet comprendre son attrait pour l'hypnotisme, lui philosophe scientifique, rigoureux et rationaliste.

Et pourtant…

Avec son style très agréable et ses dons didactiques, François Duyckaerts nous guide dans le parcours étonnant des travaux et expériences cliniques de Delboeuf, ces dernières alimentées par ses nombreux contacts et confrontations avec les différentes écoles d'hypnose de l'époque.

Outre l'intérêt incontestable en soi des histoires cliniques passionnantes des élaborations théoriques de Delboeuf une autre perspective se révèle tout aussi fructueuse ; F. Duyckaerts nous souligne, au décours de son analyse et de ses commentaires, toute la dimension psychodynamique sous-jacente. "Voilà introduite dans l'analyse de l'hypnotisme la dimension du désir et du fantasme !", souligne-t-il notamment dans le chapitre 4 consacré aux résistances…

Précurseur sans le savoir, Delboeuf va aussi élaborer un modèle qui introduit entre la parole et l'altération organique une nouvelle variable intermédiaire, distincte de l'imagination, à savoir la douleur. Fr. Duyckaerts nous fait aussi découvrir comment Delboeuf, par sa technique de "suggestion originale", appliquait déjà ce qui aujourd'hui s'appellerait l'injonction paradoxale. Enfin, le nec plus ultra : à travers une histoire thérapeutique assez impressionnante, de nombreux détails nous évoquent d'incontestables effets de transfert ; Fr. Duyckaerts nous la commente : "Dans le modèle de Delboeuf, on pourrait dire qu'elle illustre la présence dans l'esprit de la patiente non seulement des paroles de l'hypnotiseur mais encore de sa personne, celle-ci devenant une sorte d'objet intérieur assez puissant pour combattre victorieusement les idées noires".

Dans son dernier chapitre ("L'essentiel"), Fr. Duyckaerts nous repose la question que Delboeuf n'a cessé de se poser : quelle est l'essence de l'hypnose ? Delboeuf, commente-t-il, commence par libérer l'hypnose de son association avec l'hystérie ; contre le penchant à médicaliser l'état hypnotique, il va insister sur ses analogies avec l'état normal, soulignant seulement des différences de degré entre le sommeil hypnotique et le sommeil naturel comme entre l'état de veille hypnotique et l'état de veille naturel. Passant ensuite du physiologique au psychologique, Delboeuf va se pencher sur la question de l'oubli et du souvenir, estimant que les deux sont possibles, qu'il n'y a pas de règle générale, et se démarquant là de l'opinion dominante, qui voyait dans l'amnésie un des caractères les plus essentiels de l'hypnose ; ce faisant, Delboeuf, autre "prémonition" psychodynamique, introduit la subjectivité dans les processus de la remémoration. Fr. Duyckaerts nous fait ensuite quelques commentaires pertinents sur la nouvelle signature "hypnose" qui a remplacé progressivement le terme de magnétisme, témoignant sans doute de l'effort des scientifiques médicaux de l'époque pour libérer ce qu'on appelait le magnétisme animal de son association avec l'usage messmerien des aimants (cfr Note de lecture de J. Godfrind dans le n° 22 de cette revue sur le livre de R. Roussillon "Du baquet de Messmer au baquet de Freud"). De plus, apparentant l'hypnose à un phénomène naturel comme le sommeil, ce courant médical en faisait un objet de la physiologie. Fr. Duyckaerts regrette que l'on n'aie peut-être pas assez montré ce qui se joue, psychologiquement parlant, dans le fait de définir l'hypnose comme une manière de sommeil ; il s'en explique et s'interroge à ce propos sur la troublante soumission des hypnotisés aux représentations et suggestions de leur hypnotiseur ; il en vient ensuite à montrer la dissociation devenue indispensable entre hypnose et sommeil, ce dernier n'étant ni un préalable nécessaire, ni un élément constitutif de l'hypnose. Notons au passage que cette prise de position de Delboeuf n'ira pas sans troubler Freud, lequel ne pouvait pas croire aux effets de la seule suggestion. Complétant une formule de Bernheim, Delboeuf va souligner : "II n'y a pas d'hypnotisme, il n'y a que des degrés et des modes divers de suggestibilité", ce qui relance bien évidemment la question de l'essence de l'hypnose.

Fr. Duyckaerts termine avec un des derniers articles théoriques de Delboeuf : "Quelques considérations sur la psychologie de l'hypnotisme", véritable point d'orgue, nous dit-il, où l'auteur nous achemine vers une théorie franchement psychologique qui en appelle à ce que nous appelons aujourd'hui l'intersubjectivité. Il souligne comment Delboeuf tire un parti inattendu de l'influence de l'esprit sur le corps, alors que l'on savait mieux comment des états psychiques pouvaient être provoqués par des états corporels. Il va en effet opérer une sorte de déplacement dans la localisation du pouvoir en jeu dans l'hypnose ; ce que celle-ci active ou révèle, ce ne serait pas tant la puissance sur un autre que celle de l'esprit que chacun peut avoir sur son corps. Cette nuance n'est pas sans portée, poursuit Fr. Duyckaerts, sur l'idée que nous pouvons nous faire des psychonévroses.

Enfin, après avoir estimé que "l'hypnotiseur" ne joue qu'un rôle de soutien (la force qu'il exerce sur l'esprit de ses patients ne vient que de la foi que ceux-ci ont en lui), Delboeuf va proposer de remplacer le terme hypnotisme par celui de psychothérapie ou, mieux encore, celui de psychodynamique. Surprenant changement de désignation, commente Fr. Duyckaerts ; annonce-t-il l'imminente transmutation de l'hypnose en psychanalyse ou l'actuel essor d'une hypnose moins autoritaire, plus empathique ?

Philosophe, oui. Hypnotiseur certainement : Fr. Duyckaerts nous fait découvrir Delboeuf dans la double perspective de clinicien et de théoricien. Mais ce n'est pas le moindre mérite de l'auteur que de nous révéler, chemin faisant, un incontestable précurseur de la psychanalyse.

A ce titre aussi, cet ouvrage constitue un document exceptionnel.