Notes de lecture

Fraschina, Bruno

1991-04-01

Notes de lecture

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Il manquait un ouvrage qui, d'un point de vue psychanalytique, rassemble, complète et enrichisse nos réflexions au sujet de la très difficile question du paradoxe.

Dans ce livre, René ROUSSILLON, préoccupé de longue date par le domaine de la paradoxalité, a réussi, à mon sens, de manière remarquable, à combler cette lacune. Dans un mouvement à quatre temps, il nous invite à l'immersion dans ce domaine troublant, mais sans jamais nous y perdre, tant, avec lui, l'histoire répond bien à la clinique, la clinique à la théorie et la théorie à la pratique, chacune s'articulant à l'autre sans jamais s'en séparer ni se confondre.

C'est en ses origines et en ses limites, là où la réflexion ne peut éviter sa confrontation à l'infini et à l'absolu que se rencontre le "paradoxe" ! L'on sait. que cet antique concept épistémologique désigne ce moment de vertige où la pensée, prise au piège de ses propres lois, peut soit s'y perdre dans une aliénation oscillante soit au contraire y trouver l'occasion d'une possible transmutation, aurore d'un nouvel élan maturationnel. Quoi de plus évident que la paradoxalité se rencontre aux limites de l'expérience psychanalytique en apparaissant comme l'axe du narcissisme et concernant précisément, ce qui la rend si difficile à aborder, la "clinique des troubles de la pensée".

René ROUSSILLON a structuré son ouvrage en trois parties suivies d'une conclusion.

Dans la première partie, intitulée "THEORIE DU PARADOXE", René ROUSSILLON, avant que d'aborder la question du paradoxe en psychanalyse (chap. 3 et 4), nous introduit d'abord (chap. 1 et 2) à la notion de celui-ci, depuis sa rencontre fascinante à l'aube de la pensée philosophique occidentale, jusqu'à son explosive réémergence au coeur de la science et de l'épistémologie contemporaine. Il transparaît, que ce soit en fondement ou en conséquence, dans tous les bouleversements qui ont ébranlé de fond en comble nos conceptions classiques d'espace, de temps et de localisation absolus, forçant dans un même mouvement, aux limites de son exploration de la "Res Extensa", le retournement sur elle même de celle "Cogitans", lui infligeant en conséquence une ultime blessure en forme d'opacité réfléchissante !.

Dans le champ de la psychologie, c'est aux "pragmaticiens" de la communication de PALO-ALTO que nous devons de nombreuses études nous ayant sensibilisés à l'importance d'une pensée et d'une pratique tenant compte de la paradoxalité dans la communication normale et pathologique. Nous savons tous la valeur de ces travaux qui ont profité à bon nombre de psychothérapeutes et plus particulièrement à ceux tenants de pratiques systémiques ou hypnothérapiques modernes. Mais c'est probablement le parti pris anti et contra psychanalytique de ceux-ci qui ont ralenti la mise en lumière et le développement théorique de la vaste expérience psychanalytique en ce domaine. Si, hors toute polémique stérile, René ROUSSILLON nous en fait un bilan fort complet, pointant toute la pertinence et l'aspect stimulant de nombre de leurs intuitions, il nous propose, en outre, une interprétation originale des processus psychiques à l'oeuvre, selon lui, dans leur propre théorisation. Il est vrai que celle-ci s'ancrant implicitement sur le modèle de la "boite noire", lui-même sous-tendu par l'externalisation et le déni, ne peut qu'aboutir, en ses limites réflexives, à une autovalidation en elle même paradoxale et forcément antipsychanalytique !.

C'est donc à partir du chapitre trois que René ROUSSILLON nous introduit à l'approche proprement psychanalytique du paradoxe. S'il commence par nous rappeler les travaux bien connus de H. SEARLES, P.C. RACAMIER et de D. ANZIEU à ce sujet, ce sera surtout, tout au long de son livre, à l'oeuvre de D.W. WINNICOTT qu'il fera référence. Ainsi que le note J.L. DONNET dans sa préface aussi riche que remarquablement concise : "L'émergence de la paradoxalité dans la pensée psychanalytique ne colncide-t-elle pas avec les intuitions les plus essentielles de ce dernier ?", pour qui : "… la notion de transitionnalité a constitué une invisible coupure épistémologique de par son lien étroit avec une manière explicite de requérir la tolérance du paradoxe.". René ROUSSILLON rappelle, dans un premier temps, l'importance des intuitions génétiques de WINNICOTT et leur enjeu pour la structuration du sujet : il s'agit des fameux "trouvé-créé" et "être seul en présence de la Mère". La paradoxalité y apparaît bien comme la précondition fondamentale aux processus maturationnels et à la constitution d'un appareil psychique.

S'il possède un précieux pouvoir à valence maturative, le paradoxe peut de même être terriblement pathogène. C'est d'ailleurs par une emphase centrée sur cet unique aspect qu'on en a entendu, un temps, trop et plutôt mal parler dans certains milieux psychothérapiques. Quoi qu'il en soit, la bien connue communication paradoxale, dite en "double entrave", apparaît bien, selon D. ANZIEU, comme une figure exemplaire de la pulsion de mort. Arriver à contrer celle-ci dans son oeuvre de déliaison mortifère grâce à un maniement suffisamment bon du transfert paradoxal sera la visée du projet psychanalytique pour aboutir au retournement du paradoxe pathogène et à la libération de sa dimension créatrice.

Dans son quatrième chapitre, après un hommage à BATESON et suivant toujours en cela WINNICOOT, R. ROUSSILLON nous ramène également à l'importance du jeu en psychothérapie. Comme l'exprime fort bien J.L. DONNET : "Dans le jeu, l'opposition entre l'acte et la représentation est suspendue. Il doit être agi pour revêtir sa pleine valeur d'expérience mais en même temps il est travail de mise en représentation".

Cette conception sera essentielle pour comprendre le maniement des diverses sortes de transferts paradoxaux que R. ROUSSILLON nous invite à étudier avec lui dans la deuxième partie de son ouvrage intitulée "FACONS DE PARADOXES". Les trois premiers chapitres qui la composent m'ont tout bonnement captivé, le dernier qui la clôture (le chap. 8) intitulé "Les paradoxes et la honte d'Oedipe" m'a paru plus académique.

Les chapitres cinq, six et sept y sont donc respectivement consacrés à l'étude du "paradoxe de la culpabilité de l'innocence", à celui de la "destructivité ou l'utilisation de l'objet selon WINNICOTT", et enfin à "un paradoxe de la représentation : le médium malléable et la pulsion d'emprise". Pour ce dernier, les lecteurs de notre revue se retrouveront en terrain connu car le chapitre qui lui est consacré est une reprise intégrale de l'article paru, sous le même titre, dans son numéro treize (R.B.P., n° 13, automne 88, p. 71). Le considérable développement clinique que fait René ROUSSILLON du concept de médium malléable, repris de Marion MILNER y est particulièrement intéressant et enrichissant. Pouvoir supporter dans le contretransfert une malléabilité à souhait, sans perdre pour autant sa forme propre, voilà, comme nous le montre René ROUSSILLON au travers de sa clinique, ce qui permet, dans un double mouvement, tant le réamorçage de l'élaboration d'une fonction pare-excitante défaillante que celle d'un lieu de transformation psychique du quantitatif en qualitatif.

C'est dans la troisième et dernière partie de son ouvrage intitulée : "TRAUMATISMES ET CLIVAGES", que René ROUSSILLON tentera, au travers d'une clinique aussi délicate que difficile, de nous faire découvrir toute l'importance qu'il y a, selon lui, à privilégier, dans ces situations paradoxales, le modèle du transfert par "retournement", dans lequel le psychanalyste est amené à vivre à la place du patient ce qui n'a pas été intégré par lui de sa propre souffrance et de sa propre histoire. C'est par toute une alchimie dont le matériau de départ sera l"'Acte", que, dans la mesure où celui-ci aura pu être toléré, quelque chose de l'originaire pourra être suffisamment élaboré et pensé pour, ensuite, pouvoir être restitué dans un rythme convenable et de manière non rétorsive.

L'"Acte" tout d'abord (chap. 9). Il y a tout le problème de son économie chez ces patients écorchés vifs où les premiers contacts semblent avoir été irritants, blessants, effractants. Avec eux, comme nous le montre René ROUSSILLON, ce ne pourra, donc, être qu'à partir de l'acte, en tant qu'ébauche de représentation en train de rechercher une forme, que la pensée pourra advenir, que la symbolisation pourra prendre effet. Ici, d'anti-analytique, l'acte devient incontournable à l'analyse, exigeant de l'analyste un travail de liaison ne pouvant se faire que fragment par fragment de cette quantité d'excitation dont ces patients sont en souffrance. C'est la requalification narcissique résultant de ce travail qui permettra la (re)constitution d'une seconde peau psychique, germe d'un préconscient à capacité authentiquement pare-excitante. Vient, ensuite, le problème de l'"Originaire" (chap. 10) : cette nécessité devant laquelle se trouve l'analyste de (re)construire ou d'imaginer quels traumatismes historiques ont pu présider à l'organisation psychique de son patient, dont le tout premier qui mériterait le nom paradoxal de traumatisme psychique/prépsychique. Il s'agit bien d'une nécessité, nous dit ROUSSILLON, car la réalité psychique, pour se déployer, a besoin d'être reconnue : ce qui ne se pourra, nous précise-t-il, que par son adossement à une "neurotica", forme de représentation de l'absence de représentation. C'est ce premier temps d'objectivation dans une "neurotica" qui permettra l'Objectalisation avec une dramatisation possible des rapports du sujet à la réalité de l'objet, avant que dans un second temps son rapport à lui-même puisse se réfléchir pleinement. Ce détour par l'objectalisation du traumatisme est, donc, nécessaire, car il contient une réobjectalisation potentielle dont l'élaboration réflexive pourra organiser ensuite une "mise en incertitude", en "indécidabilité de l'origine", qui sera la précondition pour que s'ouvre la question des fantasmes originaires. Alors pourra se déployer, comme l'on sait, ce registre différent où, au travers d'un jeu fantasmatique à la souplesse (re)trouvée, ce sera le "conflit", comme axe de la relation d'objet, qui pourra s'affirmer. Enfin tout cela est aussi une affaire de "Rythme" (chap. 11), de temporalités multiples et complexes. Selon René ROUSSILLON, le traumatisme ne peut se comprendre sans la notion de dysrythmie, d'inadéquation des temps. La dysrythmie constitue la "quantité" comme effraction alors que le bon rythme réconcilie le psychisme avec celle-ci et permet de l'intégrer. Dans la même optique, si l'écart entre le trouvé et le créé du sein qui témoigne de la présence en celui-ci d'un signifiant énigmatique (référent potentiellement à la sexualité maternelle) n'excède pas les capacités adaptatives de l'enfant (bon rythme), alors l'énigme apparaîtra comme un stimulant pour sa future activité psychique. Si cet écart, par contre, excède sa capacité de liaison (mauvais rythme), alors l'énigme prendra la forme du chaos ou celle du destin auquel on doit inévitablement se soumettre. Ces temps et ces rythmes, c'est bien sûr au partir du cadre, condition et précondition du processus de symbolisation, qu'ils se rencontreront au cours du travail analytique et qu'ils se travailleront dans un timing singulier propre à chaque cure, dont la durée, loin de s'inscrire dans une absence de temporalité, signera un temps sur mesure signifiant à l'analysant qu'il "possède son temps"… "tout son temps !". C'est dans ce temps (re)trouvé, nous dit René ROUSSILLON, coémergé d'avec l'espace psychique ouvert par la mise en indécidabilité des origines que la – toujours présente – question de la fin de l'analyse pourra se placer en position organisatrice permettant que le retour différé du même quitte la forme d'un temps cyclique pour prendre celle "vectorisée" de la spirale. Clôturant cette dernière partie (chap. 12), René ROUSSILLON nous invite, au partir de sa clinique la plus vive, à une réflexion sur les "potentiels intégratifs", au service des pulsions de vie, des transferts passionnels survenant au cours d'une cure (ou des mouvements passionnels éclatants dans la vie lors de périodes de "crises" !). Si ces états passionnels, nous dit-il, ont une valeur antidépressive, n'ont-ils pas aussi, tout autant, une valeur réintégratrice de parties de soi laissées de côté jusque là et qu'il s'avère nécessaire de réveiller pour que la crise dépressive qui souvent prolonge ces états passionnels puisse, grâce à ce qui s'est ainsi délié/relié, être abordée dans de meilleures conditions. Dans certains cas, affirme-t-il, on ne peut faire l'économie d'un tel transfert, s'agissant de la seule possibilité de revivifier transférentiellement un processus coupé de ses mouvements intégrateurs principaux.

Une dernière remarque s'impose, avant d'en terminer, pour dire que René ROUSSILLON (il s'en explique fort bien dans ses conclusions) ne situe pas son travail dans une optique où seraient mises en compétition une technique dite "classique" applicable aux névroses et une autre "novatrice" aux situations limites. J.L. DONNET nous rappelle que : "… toute l'histoire de la technique est marquée par la tentation d'un véritable clivage entre psychanalyse orthodoxe et psychanalyse transgressive, clivage où risque de se perdre le coeur même de la pratique". Un changement de perspective n'implique donc pas "transgression". En fait, toute cure peut produire une situation limite, ou plutôt, comme le dit encore J.L. DONNET, doit, en toute paradoxalité, produire sa propre situation limite !!!

Certes, pour moi, ce livre de René ROUSSILLON restera un ouvrage de référence, un stimulant outil de travail.