Notes de lecture

Watillon, Annette

1990-10-01

Notes de lecture

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Dans le domaine de la recherche expérimentale des interactions mère-enfant, le livre de D. Stern m'apparaît comme révolutionnaire. Non seulement parce qu'il nous fait découvrir de nouvelles et extraordinaires compétences du nouveau-né, mais aussi parce que l'auteur va essayer de faire des ponts entre le bébé de la clinique et celui de la recherche. Par bébé de la clinique, il entend celui qui a été reconstruit par les théories psychanalytiques à partir de la pratique clinique et qui est la création conjointe de deux personnes : l'adulte qui a grandit pour devenir un analysant et le thérapeute qui se réfère à une théorie.

Selon D. Stern "le nourrisson de la clinique insuffle une vie subjective au nourrisson de l'observation, tandis que le nourrisson de l'observation renvoie aux théories générales à partir desquelles on peut construire des déductions sur la vie subjective du nourrisson de la clinique". J. Lichtenberg salue en Stern le seul "neonate researcher" qui s'intéresse au lien entre les expériences que le nouveau-né traverse dans les interactions avec sa mère et leur représentation mentale, donc leur valeur psychologique (dans : Implications for psychoanalytic theory of research on the neonate. IRPA 1981, 8, 35).

Stern centre sa recherche autour du "sens de soi" et de l'hypothèse fondamentale que des sens de soi existent bien avant l'apparition du langage et de la conscience réflexive. L'auteur précise bien qu'il s'agit d'un SENS de soi et non pas d'une conscience de soi, ni d'un concept de soi. Bien qu'il n'y ait pas d'accord sur la définition du Soi, nous avons néanmoins, en tant qu'adulte, un sens de soi bien réel, qui infiltre notre expérience quotidienne. Il se révèle sous différentes formes, telles que le sens de l'activité propre, le sens de la cohésion physique, le sens de la continuité dans le temps, le sens de l'intentionalité, le sens de l'éprouvé des sentiments, etc…

Stern distingue quatre phases dans le développement des sens de soi :

– de 0 à 2 mois : sens de soi émergent

– de 2 à 6 mois : sens de soi noyau

– de 9 à 18 mois : sens d'un soi subjectif

– après 18 mois : sens d'un soi verbal.

Une fois formé, chaque sens de soi continue pleinement à fonctionner et à être actif tout au long de la vie. Tous les sens de soi continuent à se développer et à co-exister. Ils restent comme des façons distinctes de faire l'expérience de la vie sociale, mais il y a néanmoins une succession temporelle ordonnée d'apparition de chaque domaine au cours du développement et chaque système nécessite le précédent en tant que précurseur. L'acquisition de chacun des sens de soi s'accompagne, en parallèle et comme en miroir, de la notion de l'autre avec lequel le bébé interagit.

Dans ses expérimentations, l'auteur procède toujours de la même manière. Il se demande ce qui, du comportement du bébé ou de ses réactions, permettrait de mettre en évidence l'existence d'un des quatre différents sens de soi et il organise son expérience en fonction de cela. Aux nouveaux-nés entre 0 et 2 mois, il pose "des questions" pendant les périodes d'inactivité alerte. Ce sont des périodes, en-dehors de celles du nourrissage ou des soins, au cours desquelles le bébé est physiquement calme et alerte et parait très fort s'intéresser au monde extérieur.

Cette note de lecture ne permet pas de résumer le livre de D. Stern, tellement riche et détaillé. Je me contenterai de citer trois découvertes faites par l'auteur qui permettent de construire des hypothèses sur la manière dont le nourrisson va se représenter et stocker les informations-sensations qu'il glane au cours de ses interactions avec son environnement.

La première concerne la perception amodale. Se basant sur une expérience datant de 1979, de Meltzoff et Borton, Stern déduit que le nouveau-né est préstructuré pour réaliser des transferts transmodaux d'informations qui permettent de connaître une correspondance entre le toucher et la vision. Ainsi, des nouveaux-nés de trois semaines ont reconnu visuellement une sucette qu'ils avaient eu en bouche, sans la voir. Le lien entre l'expérience tactile et l'expérience visuelle est fait par une voie de la structure innée du système perceptif. De même, on a pu montrer l'existence de correspondances audio-visuelles, d'une perception des aspects liés au temps, d'une modalité proprioceptive (qui expliquerait la capacité du nourrisson d'imiter un adulte qui lui tire la langue). En bref, le nouveau-né paraît avoir une aptitude générale innée : la perception transmodale (ou amodale), qui le conduit à traiter des informations reçues dans une modalité sensorielle donnée et à les traduire dans une autre modalité sensorielle. Le nouveau-né va donc pouvoir faire rapidement et facilement des liens entre différentes expériences.

En deuxième lieu, D. Stern estime que pour mieux comprendre ce que peut percevoir et ressentir le nouveau-né, il faut envisager, à côté des affects catégoriels traditionnels (bonheur, tristesse, crainte, colère, dégoût, etc…), ce qu'il appelle les affects de vitalité. Il désigne par là, des qualités sensibles, dynamiques, cinétiques qui servent à distinguer l'animé de l'inanimé et qui correspondent aux modifications momentanées d'états intérieurs impliqués dans les processus organiques de vie. On peut décrire la vitalité selon qu'elle explore, surgit, s'estompe, fuit, persiste, s'étend, va en descrencendo. Ces caractères sont très certainement perçus par le nourrisson et d'une grande importance quotidienne. Les affects de vitalité surviennent en présence ou en l'absence d'affects catégoriels ; exemple : un accès de colère, de joie, de lumière. L'affect de vitalité d'un accès est la qualité de ce qui est ressenti lors de toutes ces sortes de changement. Un sourire peut être "éclatant" ou "terne" et la manière dont un parent se saisit du biberon peut révéler au bébé de multiples formes de vitalité, mais en général pas un affect isolé.

La perception transmodale et les affects de vitalité, joints à l'aspect cognitiviste permettent à Stern de postuler que le nouveau-né ordonne progressivement et systématiquement les éléments de l'expérience pour identifier les constellations des invariants de soi et de l'autre. Et chaque fois qu'une constellation est formée, le nourrisson fait l'expérience de l'émergence d'une organisation (sens de soi émergent). Le nouveau-né a des sensations, des perceptions, des actions, des aspects cognitifs, des états internes de motivation et des états de conscience dont il fait l'expérience directement en fonction d'intensités, de formes, de patterns temporaux, d'affects de vitalité, d'affects catégoriels et de dimension hédonique. Ce sont les éléments de base de l'expérience subjective précoce.

La constitution d'un sens de soi noyau donne au bébé une notion de son existence en tant qu'unité physique séparée, cohésive, limitée avec le sens d'une activité et d'une continuité temporelle qui lui est propre. Le sens d'un soi noyau nécessite l'intégration des invariants de soi, grâce à la mémoire événementielle qui enregistre un "épisode" d'interaction cohérent dans lequel interviennent plusieurs perceptions (sensorielle, affective, aspect cognitif, action, …). Si ces épisodes se répètent, ils conduisent à la formation d'un "épisode généralisé". C'est une abstraction à partir de nombreux souvenirs spécifiques, tous inévitablement un peu différents, qui produit une structure unique de mémoire généralisée, qui crée aussi une anticipation, une attente (représentation d'interactions généralisées : RIG). Progressivement, le bébé acquiert un sens de soi noyau et un sens d'un autre noyau, pour atteindre le sens d'être avec un autre lors d'une interaction ce qui constitue une des expériences les plus intenses de la vie sociale. Le nouveau-né fait l'expérience d'une action où les deux partenaires s'unissent pour faire survenir quelque chose qui ne peut advenir sans cela, exemple le jeu de coucou. Les expériences les plus fréquentes sont celles de l'auto-régulation de soi, avec la notion de spirale de rétroaction.

Dans l'étape suivante (9 à 18 mois), le bébé va découvrir qu'il a un esprit et les autres aussi et que les "contenus" de l'esprit peuvent être partagés avec quelqu'un d'autre. C'est faire l'expérience de l'intersubjectivité. Dans ce partage affectif se situe le troisième apport majeur de D. Stern : l'accordage affectif. Dans cet accordage, il y a de la part des parents, une correspondance transmodale de l'état affectif du bébé lors d'une action ou d'un jeu. C'est plus qu'une imitation qui elle ne témoigne que d'une compréhension de ce qui est agi. Ce qui est perçu et rendu, dans l'accordage affectif, c'est l'état émotionnel pas le comportement ; ce qui est reproduit, c'est l'intensité, le rythme et la forme. Il y a une résonance émotionnelle automatiquement fondue (sans conscience) en une autre forme d'expression. Une traduction de la perception du comportement d'une autre personne implique la transmutation de la perception du rythme, de l'intensité et de la forme, à travers le frayage transmodal, en affect de vitalité ressenti en soi-même. C'est le précurseur de l'empathie. Le nouveau-né s'arrête et regarde sa mère lors d'un accordage manqué, alors qu'il continue son jeu lorsque l'accordage est réussi.

L'accordage affectif est un des principaux vecteurs de l'influence des fantasmes des parents sur leur nouveau-né. C'est de cette façon que les désirs, craintes, interdictions et fantasmes des parents marquent les expériences psychiques de l'enfant. S'il y a excès de mauvais accordages, le nourrisson va douter du sens de ses propres états internes ou de ceux de l'autre et de leur évaluation. Le bébé possède une grande adaptabilité ; il fait un tri parmi les traces des expériences vécues pour s'ajuster au désir parental, ce qui peut conduire à la constitution d'un faux self. Les mauvais accordages sont des tentatives non avouées de changer le comportement et l'expérience du nouveau-né, de lui transmettre des interdits Sur-Moïques de façon infra-verbale.

L'apparition du langage introduit un nouveau moyen d'échange et de communication dans l'interaction entre le bébé et son environnement et permet de partager avec les autres son expérience personnelle du monde, sa solitude, sa peur, la joie et le plaisir d'être avec. Mais l'accès au langage n'a pas que des avantages. Il peut créer un hiatus entre l'expérience interpersonnelle telle qu'elle est vécue et telle qu'elle est représentée verbalement. Selon Stern, le langage introduit aussi une différence et un morcellement dans l'expérience amodale qu'il est quasi impossible de mettres en mots.

Dans la suite du livre, D. Stern va observer le nouveau-né d'un oeil critique, c'est-à-dire appliquer ses hypothèses à des situations cliniques. Il étudie plus particulièrement dans l'interaction mère-bébé, la régulation de l'excitation et donne une série d'exemples passionnants et très illustratifs.

Les deux derniers chapitres sont à la fois intéressants et décevants. En effet, D. Stern essaye de faire un lien entre les résultats obtenus par la recherche à propos du nourrisson et les théories psychanalytiques. Il s'y montre très polémique et manque, à mon avis, parfois d'objectivité et il condamne une psychanalyse rigide et désuète. Toutefois, la tentative est courageuse et s'inscrit dans une évolution de la psychanalyse qui accorde une place décisive à la relation d'objet. La "réalité" des expériences émotionnelles du bébé est un élément dont la psychanalyse doit tenir compte et la notion de capacité "d'auto-régulation" de l'excitation grâce à une interaction mère-bébé harmonieuse et adéquate, est une notion qui, sur le plan technique, peut être utile en psychanalyse adulte.

Ce n'est pas la place ici pour reprendre point par point les notions que D. Stern critique. Certaines de ses remarques me paraissent tout à fait valables et mériteraient d'être approfondies, comme par exemple sa contestation d'un vécu fusionnel et d'une phase autistique normale (d'ailleurs corrigée par F. Tustin, qui propose phase auto-sensuelle).

Pour conclure, cet ouvrage représente, selon moi, un apport important pour ceux qui s'intéressent et s'occupent de bébés et d'enfants, mais il ne peut laisser l'analyste d'adulte indifférent dans la mesure où il nous éclaire sur le développement de la relation d'objet et la naissance des représentations et de la psyché, et parce qu'il ose "secouer" certains bastions de nos théories.