Judith Butler , Défaire le genre, (Amsterdam, Paris, 2016)

Jean-Paul Matot

avec une contextualisation par D. Naziri

01/04/2018

Notes de lecture

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LE CONTEXTE

Défaire le genre (Undoing gender) est paru pour la première fois en anglais en 2004 et a été traduit et publié en français en 2006 (nouvelle édition augmentée, 2013).

Ce livre est donc publié par J. Butler 14 ans après la publication princeps, en 1990, en anglais et aux USA, de Trouble dans le genre; pour un féminisme de la subversion, ouvrage dans lequel J. Butler a proposé pour la première fois ses analyses du caractère performatif du genre  et a ainsi inauguré le champ des gender studies. Cependant, ce livre n’a été traduit et publié en français qu’en 2005. Cet écart de 15 ans a été maintes fois commenté car il reflète clairement la résistance du milieu francophone par rapport à l’acceptation de la théorie du genre. Ainsi, ces deux livres qui paraissent contemporains selon leurs dates de publication initiale en français (2005 et 2006) sont en fait séparés par un écart de 14 ans dans l’évolution de la pensée de l’auteure.

Cette précision prend toute son importance si l’on tient compte du fait que J. Butler revient systématiquement sur ses thèses formulées dans Troubles dans le genre… au fil de ses différents livres publiés à partir de 1990 ; et elle le  fait  pour débattre avec les différents critiques de son oeuvre an faisant évoluer ses théorisations. Ainsi il paraît que Défaire le genre …« , en comparaison de ses précédents livres,  est plus immédiatement ancré dans les politiques du genre et de la sexualité.

LE LIVRE

Voici donc, dans le domaine qui nous intéresse dans ce numéro, un ouvrage intelligent, non dogmatique, qui entend poser les problèmes, les expliciter, non pour les trancher, mais pour les faire travailler, pour les ouvrir vers la problématisation de questions dont le caractère irrésolu est précisément le moteur d’un processus de transformation des modes de penser et d’être humain.

Dans cette démarche, l’auteure fait une place à une psychanalyse qui n’oublie pas – voire parfois retrouve – son potentiel révolutionnaire.

Le point de départ de sa réflexion, en effet, n’est pas théorique, mais répond à l’impératif de prendre en compte avant tout les souffrances individuelles, en particulier dans leurs dimensions identitaires. Elle ne sous-estime pas du tout l’ampleur des changements des représentations – et des sentiments d’insécurité, voire de vacillement identitaires individuels, familiaux, groupaux et sociaux – amenés par la remise en question de la bipolarité sexuelle homme/femme et l’irruption sur la scène sociale des problématiques du genre. Mais elle considère que les souffrances intenses des individus qui ressentent profondément l’impossibilité d’exister dans la sexualité, l’identité sociale et/ou le corps qui leur sont attribués, valent d’engager les sociétés humaines dans des évolutions dérangeantes de leurs valeurs et croyances.

De manière conséquente par rapport à cette position, Butler évoque certaines des motivations personnelles qui l’ont amenée à s’intéresser d’abord à la pensée philosophique, puis à l’engagement militant que cette philosophie soutient : « Je suppose que c’est ce qui arrive lorsqu’une jeune femme juive avec un héritage psychique lié à l’Holocauste s’assoit pour lire des textes philosophiques à un tout jeune âge, surtout lorsqu’elle se tourne vers la philosophie suite à des expériences violentes. Il se peut également que je sois fréquemment préoccupée par des questions se rapportant à la survie parce que je n’étais pas assurée que mon genre ou ma sexualité – quoi que veuillent dire ces termes en fin de compte – me mettraient à l’abri de la violence sociale sous ses différentes formes » (p. 272).

Elle évoque le souvenir d’ « une jeune adolescente cachée dans le sous-sol de sa maison, à l’écart de dynamiques familiales douloureuses, là où sa mère rangeait ses livres de faculté, là où on pouvait tomber sur l’Ethique de Spinoza … L’affirmation de Spinoza selon laquelle le désir de vie naît des émotions de désespoir mena à l’affirmation hégélienne la plus dramatique : « s’attarder sur le négatif » peut produire une conversion du négatif en être, quelque chose d’affirmatif peut réellement sortir des expériences de dévastation, même dans leur indiscutable irréversibilité » (pp.325-326).

« Kierkegaard et Spinoza étaient, pour moi, de la philosophie, et ils étaient, ce qui ne m’était certainement pas indifférent, des livres de ma mère … Le troisième livre que je trouvai fut Le Monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer. Ce livre appartenait à mon père … je l’avais trouvé au temps de ma souffrance adolescente, à une période qui m’avait amené à penser que la structure et le sens du monde me dépassaient, où le problème du désir et de la volonté était mis en lumière par une philosophie qui illustrait une certaine clarté enthousiasmante de la pensée » (p.327).

Le propos de J. Butler est très clair : « Il s’agit de se demander comment créer un monde dans lequel ceux qui définissent leur genre et leur désir comme étant non normatifs peuvent vivre sans la menace extérieure de la violence et sans le sentiment envahissant de leur irréalité, qui peut conduire au suicide ou à une vie suicidaire ».

Sur un plan clinique, mon expérience (très limitée) des situations « trangenre » vécues par des adolescents au sein de leur famille et de leur entourage corrobore le propos de J. Butler lorsqu’elle écrit que lorsque les parents et les psychologues, inquiets des conséquences sociales pour un(e) jeune de son orientation sexuelle et de genre, en font un argument pour tenter de l’influencer, constitue une souffrance supplémentaire pour le(a) jeune en question, celle de voir sa souffrance personnelle non reconnue.

Sur un plan philosophique et social, le problème posé est celui d’une voie permettant de sortir de l’alternative entre déréalisation des individus « hors normes » et déréalisation des normes, cette dernière générant des violences qui sont à la mesure des risques d’effondrements liés aux vacillements des assises narcissiques et des constructions identitaires trop monolithiques.

Considérant que « l’humain excède sa frontière dans l’effort même qui vise à l’établir » (p.26), l’auteure prône la nécessité d’une redéfinition de la notion d’ « humain ».

Elle définit le genre comme « mode de configuration culturelle du corps, (…) ouvert à des reconstructions continuelles » (p.22) ; pour elle, « la sexualité ne dérive pas du genre, en ce sens que le genre que vous « êtes » ne détermine pas le type de sexualité que vous « aurez » » (p.30). Par contre, elle propose l’idée que le genre pourrait être envisagé comme « cette partie de la différence sexuelle relevant du social » (p.261).

Elle admet que « pour beaucoup de personnes, il n’est pas souhaitable que la réalité structurante de la différence sexuelle disparaisse, qu’il n’est pas possible de la mettre en question ou même d’émettre des revendications à son sujet qui soient rationnellement acceptables. Elle constitue plutôt pour ces personnes une sorte d’arrière-plan nécessaire à la possibilité de la pensée, du langage, et du fait d’être un corps dans le monde » (p.248). D’une manière qui me semble très intéressante, Butler propose alors l’idée que « la différence sexuelle est le lieu où la question de la relation du biologique au culturel se pose et se repose, où elle doit et où elle peut être posée, mais où elle ne peut, au sens strict, être résolue ». Elle la pose donc comme un concept limite, dont les dimensions psychiques, somatiques et sociales ne peuvent être ni être confondues, ni être distinguées. Elle agirait comme frontière flottante, exigence toujours renouvelée de reformulation.

On voit ici que la pensée de Butler est véritablement une pensée du paradoxe, ce qui en fait tout l’intérêt.

« Si je suis pourvue d’un tant soit peu de puissance d’agir, c’est parce que je suis constituée par un monde social que je n’ai jamais choisi. Que ma puissance d’agir soit morcelée par ce paradoxe ne signifie pas qu’elle soit impossible. Cela signifie simplement que le paradoxe est sa condition de possibilité » (p.14).

Et la psychanalyse, dans tout cela ?

S’appuyant sur l’inconnu et l’inconnaissable de soi qui fonde la pensée et la démarche psychanalytique, ainsi que sur la place du fantasme dans la relation à soi, à l’autre et à la réalité, Butler reprend une vision de la pulsion comme « site d’une profonde convergence entre biologique et culturel ». Si les influences philosophiques « actuelles » de Butler se situent du côté de Foucault et Deleuze, ses perspectives dans le champ de la psychanalyse semblent principalement lacaniennes. Critiquant la persistance de l’association de la psychanalyse « à ce moment réactionnaire où la culture est censée avoir un fondement indiscutablement hétérosexuel », elle appelle de ses vœux « un post-structuralisme queer de la psyché ».

C’est cependant du côté de la philosophie qu’elle va chercher les sources d’un renouvellement de la psychanalyse. Elle met en effet l’accent sur le « désir de reconnaissance » – dans une filiation qui va de Hegel à Jessica Benjamin en passant par J. Habermas et A. Honneth. Elle fait ainsi une large place dans son livre à la perspective défendue par J. Benjamin, qui considère que la reconnaissance devrait constituer la norme « qui devrait guider la pratique thérapeutique », tout en soulignant que l’envers de la reconnaissance étant la négation, elle risque de basculer dans la destruction.

Par contraste, les psychanalyses winicottienne et bionienne semblent tout à fait inconnues à l’auteure, ou en tout cas ne l’intéressent pas dans la mesure où elles ne traitent pas explicitement des positions de la psychanalyse à l’égard de la différence des sexes.

Sa réflexion se centre en effet sur la place et la définition de l’Œdipe et de la triangulation. Elle reprend une discussion sur les liens entre la fonction structurante des fantasmes oedipiens et la destructivité traumatique de l’inceste, d’abord pour questionner la nature des effets du traumatisme selon les formes d’inceste, certaines lui apparaissant comme non nécessairement traumatiques, sinon par l’effet de la « honte sociale » qui s’y attache. Puis, dans un second temps, pour se demander dans quelle mesure l’écart par rapport à la normalité sexuelle ne tend pas vers une assimilation, dans les représentations sociales dominantes, entre inceste d’une part et, d’autre part, déviance des sexualités et des identités de genre, contribuant ainsi à la stigmatisation des parentalités non-hétérosexuelles. Enfin, elle interroge le lien qui unit, dans la théorie psychanalytique confortée par le « premier » Levy-Strauss, l’interdit de l’inceste et les figures du Père et de la Mère, pour se demander s’il ne faudrait pas repenser la valeur heuristique fondatrice de cet interdit dans la théorie freudienne en la situant comme « idéalisation et ossification de normes culturelles contingentes », à la fois pour mieux penser les effets traumatiques différentiels des actes incestueux, et pour considérer autrement les formes aujourd’hui diverses de la parentalité, incluant les homoparentalités.

Butler remarque, dans une postface à son livre, que les normes « extérieures » participent à la formation « de la topographie psychique élaborée du sujet » et que la différenciation dedans/dehors est une question complexe.

« Ce que l’on appelle « vie intérieure », quoi que cela soit, n’apparaît que comme la conséquence d’une certaine séparation qui s’est produite entre ce qui est extérieur et ce qui est intérieur. Et cette séparation ne se produit pas en une fois, mais se produit – ou échoue à se produire – tout le temps ».

Elle formule de manière élégante ce que je cherche moi-même à expliciter et déployer, dans les registres des théories psychanalytiques qui me sont familières, avec les concepts de « soi disséminé » et de « configurations psychiques » : « Ce qui est en jeu … est la différence entre dire (a) un soi est un type d’être délimité et distinct d’autres êtres délimités ; et (b) un soi est précisément ce problème perpétuel de la délimitation qui est ou non résolu de diverses manières et en réponse à un éventail d’exigences et de défis » (p.358).

Un livre actuel, donc …