Freud est dans facebook

Jean-Paul Matot

01/10/2017

Articles papier Édito

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La question des effets qu’induit Internet dans notre rapport à l’écrit, et de la manière dont s’en saisissent les psychanalystes, n’a pas encore fait l’objet de beaucoup de publications.

La difficulté de penser ce thème – dont témoigne le nombre restreint d’articles que nous avons reçu pour ce numéro –, alors même que se multiplient les sites et les publications numériques dans le champ de la psychanalyse, mérite qu’on s’y attarde.

L’écrit numérique a pu être vu, et l’est encore parfois, comme une simple modification du support technique de l’écrit : les mots restent les mots, le clavier reste un clavier, la technique mettant simplement à notre disposition des outils très automatisés de classement, d’archivage, de traitement de texte, ainsi qu’une alternative commode au téléphone et au courrier postal. Tous ces outils créant une dépendance et une forme de précarité très désagréables lorsqu’ils s’avèrent défaillants.

A part cela, pas de quoi fouetter un chat …

Sauf que l’écrit numérique n’est qu’un élément, indissociable, du développement technologique d’Internet, en plein essor, qui fait désormais partie intégrante de la vie quotidienne d’un bonne part de l’humanité, transformant profondément les organisations sociales, les perceptions du temps et de l’espace, les modes d’aliénation et de subjectivation, individuels et collectifs. Et que ce développement affecte donc, aussi, les fondements de nos identités et de nos enveloppes psychiques, nos processus de symbolisation de ce qui, dans cette transformation rapide de nos mondes, recèle un potentiel traumatique.

J’ai été tenté par l’exercice d’identifier, à la manière de François Jullien1, quelques « concepts », ou plus modestement quelques mots-clés, qui me sont apparus comme traversant ou sous-tendant les textes de ce numéro, et qui pourraient définir quelques-uns des axes de ce que l’Internet, et l’écrit numérique en particulier, appellent comme mise au travail du côté de la psychanalyse.

Ce faisant, le processus de réalisation de ce numéro lui-même a attiré mon attention par ses aspects inhabituels.

Il a en effet mis en tension les limites de notre dispositif éditorial : alors que ce numéro avait été bien préparé par la rédaction et la diffusion d’un argument assez fourni, par des contacts préalables avec des auteurs potentiels, par la sollicitation répétée de nos correspondants étrangers, nous avons reçu peu d’articles dans les délais prévus : certains auteurs qui nous avaient promis un texte se sont désistés, certains textes annoncés sont arrivés hors délai, et certains textes non prévus ont été reçus pendant la période de finalisation du numéro2, ce qui nous a amenés à les ajouter en cours de route et à modifier notre sommaire en conséquence. Entretemps, je me suis aperçu que l’éditorial que je peinais à rédiger prenait davantage l’allure d’un article, entraîné également en dehors du champ spécifiquement psychanalytique par des portes que je poussais, ouvrant des espaces vers la technique et la littérature qui dépassaient le cadre – même déjà relativement souple – de l’exercice.

Les limites de nos procédures éditoriales ont ainsi été mises à rude épreuve : nos réunions « physiques » du comité, programmées, n’ont matériellement pas permis de discuter de la majorité des articles, nous avons dû nous résoudre à travailler par mail, et, du fait des congés d’été, de manière beaucoup plus individuelle et moins collective que de coutume.

Alors qu’habituellement le numéro est « bouclé » et peut être envoyé à l’imprimeur avant la fin du mois de juin, il n’en a pas été ainsi cette fois. Notre collègue Marie-Thérèse Kastl, qui se charge de la mise en page, et moi-même, avons continué à travailler le numéro jusqu’à la mi-juillet, en marge du collectif, même si celui-ci était tenu informé par mail. En tant que directeur, j’ai pris des décisions éditoriales sans discussion préalable avec mes collègues, avec le souci d’améliorer la diversité et la cohérence des articles inclus dans le thème. L’imprimeur a de son côté accepté de diminuer un peu ses marges de sécurité pour que la publication se fasse dans les délais requis par le calendrier institutionnel.

Tout ceci bien entendu n’était possible que parce que certains flottements – certains diront manque de rigueur, d’autres souplesse créative – existaient déjà dans nos procédures. Mais il me semble significatif que ce numéro consacré au numérique et à l’Internet les ait accentués de manière très manifeste.

Ainsi, les mots–clés les plus prégnants me semble-t-il pouvoir être, de plein droit, « instabilité des limites », « aménagements des cadres et dispositifs », « temporalité “orale” », « fonction de révélateur », et enfin « dimension originaire du traumatique ».

Je commencerai cependant par l’idée d’agrégation, car c’est comme si les articles, mus par une sorte de vitalité propre, en avaient appelé d’autres qui seraient venus s’agréger à ceux déjà présents, dans une sorte de mouvement brownien hasardeux d’incertitude quantique.

L’article d’Eric Guichard, maître de conférences à l’Ecole nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, responsable de l’équipe Réseaux, Savoirs & Territoires de l’Ecole Normale Supérieure de Paris, ancien Directeur de programme au Collège international de philosophie, souligne ainsi que l’Internet peut être vu comme le résultat d’une “agrégation”, particulièrement problématique, de ses utilisateurs. Dans L’espace de l’écrit, je relève également la manière dont lecture et écriture de textes numériques tendent à agréger des sources hétérogènes, tandis que L’écriture à vif décrite par Angélique Gozlan agrège auteurs/lecteurs dans la rédaction en temps réel d’une oeuvre interactive, amenant l’idée d’identités numériques « agrégées ».

Instabilité des limites

C’est ce sur cet aspect que Guichard termine son article : car si le numérique façonne nos cultures actuelles, celles-ci sont rendues, dit-il, particulièrement élitistes et instables car l’écriture numérique « est depuis son essor instable » et ses voies à venir, relativement indiscernables.

L’effacement relatif des distinctions entre auteur, lecteur et éditeur dans l’écrit numérique relevé par Doueini (cité par Matot) ou mis au coeur d’une nouvelle e-cri-ture (Gozlan) participant de la réalité virtuelle d’Internet.

Temporalité “orale”

Le cœur de la clinique psychanalytique est évidemment principalement du côté de la parole, non de l’écrit. Mais le travail d’A. Gozlan sur l’usage adolescent de Facebook, qu’elle condense dans le néologisme de « virtualescence » (cf. la note de lecture qui lui est consacrée), et son article sur « l’e-cri-ture à vif », notamment sur Wattpad, montrent bien les formes intermédiaires, métissées, de passage, entre la parole et l’écrit, qui caractérisent les écritures numériques.

Ma lecture de Blanchot soutient l’hypothèse que la parole est toujours en rapport avec une inscription cachée, un lointain voilé. Il me semble dès lors que les différences entre écritures imprimées et écritures numériques se situent dans leur rapport au temps, témoignant de leur existence comme objets techniques (bien que le langage, en dehors de l’écrit, ne soit habituellement pas considéré comme tel). La parole est immédiate, l’écriture (et la lecture) sont médiatisées par un dispositif technique complexe, que ce soit dans l’univers de l’imprimé ou du numérique. Mais la technologie associée au numérique tend vers l’immédiateté, et c’est en cela qu’elle se charge de caractères de la parole, comme le montre bien Gozlan. Chacun a pu d’ailleurs faire l’expérience de ce que, tout comme il vaut mieux tourner sept fois sa langue dans la bouche avant de parler, il vaut mieux laisser passer sept heures avant d’envoyer certains mails …

Aménagements des cadres et dispositifs

Il découle de la temporalité propre au numérique, qui se situe aux antipodes des conditions de fonctionnement de l’après-coup, du travail de transformation qu’opère la mémoire, et des processus de la perlaboration, que le travail sur l’extension des dispositifs cliniques de la psychanalyse du côté du numérique, et sur les théorisations nouvelles qu’elle implique, est essentiel.

Cela ressort a minima de l’exemple clinque apporté par M. Chocron avec la présence du téléphone portable en séance. Et, de manière centrale, de la réflexion rigoureuse menée par I. Oremi sur les conditions à respecter pour que l’utilisation de Skype dans un travail thérapeutique psychanalytique puisse s’envisager. Le dispositif se doit d’intégrer ses limites et ses ressources spécifiques non seulement au travail d’indication thérapeutique, mais également à la théorisation des processus qui s’y déroulent, afin que puisse s’avérer en retour son potentiel symbolisant.

Ainsi, le passage de l’article où se dévoile la dimension visuelle de l’échange sur Skype appelle une nouvelle sémiologie de l’image, les mots n’étant plus les seuls dépositaires d’actualisations de la relation transféro-contretransférentielle, lorsque, par exemple, l’image d’un chat qui passe compulsivement devant l’écran amène un insight déterminant.

Il est intéressant à cet égard de mettre cette « application » du numérique en perspective avec le dispositif divan – fauteuil en face à face – le regard, ici aussi, entre autres – que pratique V. Boucherat-Hue. Ce n’est d’ailleurs sans doute par hasard que le titre qu’elle a donné à son article insiste sur les flottements identitaires et « l’informé » de la cure : informé, c’est à la fois le fait d’avoir reçu les éléments nécessaires pour fonder une évaluation, une décision, un jugement ; mais c’est aussi ce qui au contraire n’est pas encore formé, forme potentielle susceptible d’advenir, ou non. Le psychanalyste doit s’informer de ce qu’impliquent, en termes psychiques, les outils qu’il utilise, même et surtout par défaut, pour que quelque chose d’encore flottant puisse prendre forme et accéder à une existence.

Fonction de révélateur

Je mentionnais cette fonction un peu plus haut à propos de la dynamique de l’élaboration de ce numéro. Guichard parle de « dévoilement de l’écriture » : l’écrit numérique fait apparaître de manière plus évidente des dimensions de nos sociétés façonnées par l’écrit : notre immersion dans un univers scribal ; les dimensions techniques et collectives de notre pensée ; l’émergence des catégories d’illettrés et de « lettrés » numériques, ainsi que le pouvoir détenu par les seconds, les programmeurs, même si Guichard tempère le propos en notant que « savoir programmer revient à savoir se documenter en ligne et à savoir jongler avec des expressions textuelles » (« bricoler », écrit-il). Doueibi (cité par Matot) relève également cette fracture entre usagers et « manipulateurs ».

Cette même dimension est pointée par Chocron qui souligne que, derrière la technologie que nous utilisons et les algorythmes qui nous utilisent, il y a des êtres humains dotés d’intentionnalité mais aussi d’une vie fantasmatique et d’un inconscient.

Il n’est cependant pas si clair de faire la part entre ce que le numérique et Internet « révèlent » qui leur préexistait de manière latente, et ce qu’ils introduisent d’inédit.

Dimension originaire du traumatique

Ainsi, lorsque M. Blanchot (cf. mon article dans ce numéro) parle du désaisisement caractérisant la relation entre l’écrivain et « son » œuvre (désaisissement qui se retrouve sous une autre forme dans l’estompement de la distinction auteur/lecteur sur internet), qui laisse l’auteur « désoeuvré », abandonné à l’origine obscure de l’œuvre, celle-ci jouissant seule – avec ses lecteurs – de la clarté d’un commencement : ce qui se dessine m’apparaît comme une forme, particulière à la création artistique, de la compulsion de répétition, expression de l’échec récurrent des tentatives de symbolisation de restes traumatiques qui font la force de l’œuvre sans entamer la destructivité psychique à laquelle l’artiste créateur reste soumis.

C’est, me semble-t-il, cela que pointe également M. Corcos dans sa « vision » très personnelle et touchante de l’œuvre de Magritte, par exemple lorsqu’il écrit que le masque de la mère morte, et son regard vide, ont peut-être constitué, pour Magritte, « cette absence qui sera son livre intérieur ».

Internet n’échappe pas à la question de l’origine et du traumatisme : Gozlan décrit dans L’adolescent face à Facebook (pp 65 et suivantes)3 comment M. Zuckerberg, étudiant à Harvard, quitté par sa petite amie, l’invective sur son blog, puis, élargissant sa vengeance haineuse à la gent féminine, pirate les données de l’Université pour créer un site répertoriant les étudiantes et proposant de les noter sur leur physique : Facebook est né, le mépris et la destructivité sont à l’origine de cette naissance, Au delà du principe de plaisir…

Cf. ma note de lecture dans le numéro 69 de la Revue belge de psychanalyse, 2016, pp 129-132

Nous avons ainsi pu bénéficier, grâce au dynamisme de nos collègues de la Revista Catalana de Psicoanàlisi, de la traduction, réalisée dans un temps record, d’un article passionnant d’I. Oremi précédemment publié en espagnol

note de lecture dans ce numéro