Editorial : vers un paradigme transitionnel de la psychanalyse ?

Jean-Paul Matot

01/10/2019

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L’argument de ce numéro proposait une réflexion sur la manière dont les concepts de la psychanalyse peuvent aider les cliniciens à penser l’impact des transformations sociales sur les modalités et les avatars du développement de l’enfant et de l’adolescent, ainsi qu’à adapter leurs dispositifs à ces enjeux.

Marika Moisseeff, anthropologue et psychiatre, propose, à partir de son travail d’ethnologue dans une communauté aborigène australienne, une hypothèse sur ce qui peut s’avérer déterminant dans la restauration d’un sens de la vie et de sa dignité pour des jeunes aborigènes ayant fait les frais des politiques publiques discriminatoires à l’égard de leur peuple. L’aspect que l’auteure met en avant concerne la substitution, le cas échéant contrainte, des services sociaux aux parents dans les soins et l’éducation des enfants de ces communautés. Prolongeant ses travaux antérieurs sur la double polarité, dans la parentalité, des fonctions nourricière et filiative – cette dernière étant généralement estompée voire renversée dans les définitions occidentales de la parentalité – elle montre que le soutien des adultes de la communauté à l’exercice, par ces jeunes à la dérive, d’une responsabilité effective à l’égard d’autrui au sein d’un groupe de pairs, constitue un élément déterminant de leur réappropriation d’une identité personnelle au-delà même de la communauté.

Virginia De Micco, travaillant comme psychanalyste avec des équipes prenant en charge des « mineurs migrants non accompagnés » en Italie, s’appuie sur un modèle du fonctionnement psychique centré sur les transitions et les transformations. Pour elle, « adolescence et migration ne décrivent pas seulement des « expériences » psychiques mais, plus encore, des scénarios et des configurations psychiques centrés sur le changement et les transformations plutôt que sur des stabilités structurelles et des rapports entre instances psychiques ». Elle souligne que de larges franges des populations européennes « autochtones » se trouvent elles-mêmes déboussolées par la fragilisation ou la perte de leurs repères identificatoires sous l’effet de la globalisation économique néolibérale, et que les mouvements xénophobes se présentent dès lors comme des tentatives de reconstruction d’une identité « nationale » rétablissant des frontières dedans/dehors permettant de recréer un lieu pour exister. Pour les « déplacés du dehors », mais peut-être aussi pour les « déplacés du dedans », l’enjeu est alors de soutenir un ré-étayage des identités groupales et individuelles, via un travail de symbolisation qui concerne non seulement des zones psychiques désymbolisées, mais également  des zones psychiques antérieurement « muettes », car n’ayant jamais été symbolisées dans le dispositif culturel d’origine. Un tel travail suppose cependant, souligne De Micco, de commencer par accueillir la destructivité, et d’éviter de « solliciter des espaces disloqués qui doivent rester anonymes jusqu’au moment où ils pourront être repris en première personne », c’est-à-dire éviter de faire ce que l’on fait habituellement, demander à des personnes qui ont perdu les conditions d’une appropriation subjective de raconter une histoire de soi et de leurs appartenances qu’elles ont précisément besoin de mettre en suspens dans un premier temps. Cette démarche implique pour l’auteure non pas de dénaturer la démarche psychanalytique, mais au contraire de l’approfondir dans des dispositifs permettant d’affronter la destructivité et de remettre en place les conditions d’un travail de re-symbolisation de zones psychiques dé-différenciées.

Denis Mellier, à partir de cliniques très différentes, caractérisées cependant elles aussi par la « précarisation » des liens entre un « sujet » et ses enveloppes groupales, institutionnelles et culturelles, rejoint et systématise les perspectives développées par V. De Micco, mais également l’hypothèse de Moisseff, cette fois à partir du concept de « reconnaissance » d’A. Honneth. Il souligne l’importance que les cliniciens engagés dans ce travail de ré-étayage de la topique psychique disposent eux-mêmes d’une reconnaissance et d’un soutien institutionnels effectifs. Si l’adaptation – et donc l’aménagement – des dispositifs thérapeutiques est indispensable dans ces cliniques, il défend également la mise en place de dispositifs qui en rendent possible l’accès, le préparent, et l’accompagnent : ce doivent être des dispositifs attracteurs, pluridisciplinaires, hétérogènes, où puissent se déposer, dans de bonnes conditions de sécurité, des souffrances psychiques extrêmes, et où la formation des intervenants leur permette de soutenir, par leurs capacités associatives, des formes variées de symbolisations primaires.

L’équipe de la « Boîte à tartines » du SSM Ulysse propose une illustration convaincante d’un tel dispositif, accueillant des mères (et le cas échéant ses pères) avec leurs bébés et jeunes enfants en situation d’exil. Cet accueil repose sur une disponibilité des cliniciens qui étayent leurs interactions avec les mères et les enfants sur une perméabilité aux mouvements affectifs et une attention portée aux expressions gestuelles, aux attitudes et aux mimiques tout autant qu’aux échanges verbaux. Les interventions portant sur des mises en sens sont prudentes et interrogatives, et c’est plutôt la contenance, le soin apporté à l’ambiance, aux dimensions spatio-temporelles, qui constituent le « lieu » d’un soin de l’accueil des traumas de ces parents et de ces enfants.

L’accompagnement des « nouvelles » parentalités pose la question de l’équilibre délicat entre une prise en compte adéquate du surcroît de travail psychique qu’elles impliquent pour les parents, et le vécu de stigmatisation ou d’intrusion que ceux-ci peuvent ressentir. C’est en cela que cet accompagnement rejoint d’une certaine manière les dispositifs intermédiaires évoqués par Mellier. Claire Devriendt-Goldman place au cœur du travail clinique qu’elle expose la relance d’une associativité plus ou moins figée par le parcours des procréations médicalement assistées. L’axe qu’elle développe dans son article concerne plus précisément la possibilité d’introduire la figure inconnue du donneur dans une édition augmentée du roman familial, ouvrant la perspective de sa participation à une tiercéité symboligène.

Thierry Bastin prend le relais de Mellier pour tracer, à propos des cliniques de la précarisation qui prennent une place de plus en plus centrale dans le soin psychique infanto-juvénile, des parallèles entre l’inquiétante étrangeté que peut ressentir un thérapeute face à ces familles, à la fois familières et d’un accès malaisé, et celle que suscite le cadre d’une formation psychothérapeutique psychanalytique dès lors que celle-ci s’attache à prendre en compte le caractère instable, mouvant, fluctuant, incertain des liens, des investissements et des mouvements pulsionnels des configurations psychiques des enfants et de leurs parents. Ses réflexions sur les dimensions déstabilisantes d’une telle formation rejoignent ainsi le propos de V. De Micco lorsqu’elle écrit que « de modèles inspirés par une topique, une architectonique, on passe à des modèles conçus autour d’une instabilité structurelle, constitutive, visant la pensabilité d’un sujet « déplacé » dystopique, plutôt que d’un sujet « situé » dans une topique psychique en même temps que dans un lieu symbolique et culturel ».

Les deux derniers articles de ce numéro illustrent d’une manière qui me semble très exemplaire les enjeux théoriques et institutionnels auxquels se trouve confrontée la psychanalyse : sera-t-elle en mesure de laisser émerger de nouveaux modèles, qui puissent tout à la fois rendre mieux compte de l’évolution des cliniques et des contextes socio-culturels, tout en intégrant la richesse des théories psychanalytiques fondées sur les paradigmes freudiens, en les décalant là où cela semble nécessaire ?

François Sirois retisse, de manière rigoureuse, la trame de la théorie sexuelle infantile cloacale freudienne, dont il déploie la pertinence clinique avec finesse dans un cas d’analyse. Berdj Papazian, pour sa part, formule, à propos de certaines transmissions transgénérationnelles, l’hypothèse d’un arrière-fond de non-différenciation, qu’il qualifie de pan-psychique, à partir duquel peuvent prendre forme les processus d’identification projective et les différenciations. Ces deux approches théoriques semblent à première vue très éloignées et difficilement articulables. Cependant, notons que dans la perspective d’Andreas-Salomé citée par Sirois, l’organisation anale est envisagée comme une modalité du rapport à soi-même et au monde, c’est-à-dire comme une configuration psychique où la topique dedans/dehors se structure autour du fantasme originaire de la théorie cloacale. Et que dans l’hypothèse de Papazian, le fond panpsychique occupe une fonction d’étayage des processus de différenciations, envisagés à partir de la place centrale des différentes modalités de l’identification projective. Le décalage de la psychanalyse freudienne ne pourrait-il pas s’envisager, comme le propose De Micco, à partir d’une théorisation plus systématique des fonctions transitionnelles du psychisme ?