Editorial : penser un fléau

Blandine Faoro-Kreit

05/04/2021

Édito Revue Belge de Psychanalyse

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« Métamorphose – réalisation », tel fut le titre du dernier éditorial de Jean-Paul Matot dans le numéro précédent de la revue. Voici deux mots qui, ainsi chevillés, interpellent. La métamorphose se présente étymologiquement comme la version grecque de transformation, qui suppose un changement de forme, de nature ou de structure. « Métamorphose de et dans la réalisation, réalisation de et dans la métamorphose » (p. 7). N’est-ce pas le propre de la psychanalyse que d’opérer de telles transformations ? N’est-ce pas aussi ce à quoi s’est attelé Jean-Paul Matot, avec grand succès, durant ces dix années de direction de la RBP ? Son vœu n’était-il pas que cette revue puisse nous transformer, auteur comme lecteur, dans cette exigence du penser, du traduire, du confronter, du créer pour s’approcher au plus près de notre essence même d’humain ? C’est cet héritage que je reçois et que je tenterai de poursuivre en prenant la direction de la revue. Position difficile que de reprendre ce flambeau tant l’exercice a été mené avec brio par Jean-Paul Matot et mes prédécesseurs. Je salue tout particulièrement Maurice Haber qui, il y a presque 40 ans, s’est lancé dans l’aventure de créer la Revue Belge de Psychanalyse. En m’inscrivant dans cette filiation, je désire poursuivre la transmission de la nécessité éthique du penser, écrire et partager. Plus que jamais, la situation pandémique que nous connaissons nous y invite. Toute personne, qu’elle le veuille ou non, s’est trouvée confrontée aux dangers, à l’insécurité, à l’atteinte de ses libertés, causés par l’irruption du Covid-19.Que peuvent en dire les psychanalystes dans la pratique de leur profession ? Les effractions externes du cadre, conséquences des précautions sanitaires obligatoires et nécessaires, atteignent autant le psychisme de l’analyste que celui du patient. Ce sont des éléments bruts qui attaquent la pensée et peuvent mener à des réactions de défense primaires, même si transitoires, chez l’un comme chez l’autre.

Le déni, tout d’abord, qui minimise ou convie à une élation maniaque d’invulnérabilité. Camus dans La Peste en parle en termes de fléau qui, dit-il, « n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer… ils oubliaient d’être modestes… ». Les passages à l’acte, les retraits psychiques, les évitements par l’humour ou encore le cynisme, sont autant de réactions à l’impensable. Mais parallèlement, des forces vitales ont pu recréer des cadres de travail bénéfiques insoupçonnés pour beaucoup. L’utilisation de médias, les mesures de distanciation, le port du masque, etc., contraintes inévitables, nous convient cependant à revenir aux fondamentaux de la psychanalyse. Quel en est l’essentiel ? Qu’en est-il du lien quand ces turbulences sociétales, médicales, somatiques et psychiques se déchaînent ? Quels en sont les effets pour chacun ? Quelles places les psychanalystes peuvent-ils occuper dans le sociétal quand tout concourt à agir dans l’urgence et prôner l’hyper-adaptabilité ?Autant de questions difficiles à anticiper, autant d’expériences et de réflexions à partager qui justifient le thème de ce numéro. Tout en mesurant le caractère périlleux de réflexions élaborées au vif d’une situation mouvante dont personne ne connait l’évolution, nous osons proposer ces lignes comme tentatives d’élaboration d’un traumatisme collectif, vécu au jour le jour, qui, dès lors, datent aussitôt qu’écrites. Considérer la pandémie comme un « fait social global » où la vulnérabilité de l’humain s’est trouvée brutalement mise à l’avant-plan alors que tout concourt paradoxalement à la nier a été la démarche de Jean-Paul Matot, de Christine Franckx et de Rudi Vermote pour interroger la place de la psychanalyse et des psychanalystes dans ces turbulences sociétales. Jean-Paul Matot, avec ce titre alléchant : « Déchiffrer les couvercles de la pandémie pour mieux la digérer tout en la dégustant », soulève les couvercles de l’ethnie Woyo du Bas-Congo pour en goûter la saveur proverbiale et interroger « des mondes disparus, pour ouvrir un avenir différent à partir de ce qui est vécu au présent… ». S’appuyant sur d’autres disciplines à l’écoute de l’évolution du monde dans ses versants socioéconomiques et écologiques, l’auteur s’interroge sur la contribution des psychanalystes pour faire advenir une autre manière d’habiter le monde et de vivre en société.
Christine Franckx, dans sa réflexion sur la « Pandémie et espace psychique » tente « d’examiner dans quelle mesure la pandémie actuelle, qui trahit un échec sous-jacent de la structure sociétale peut également fournir une occasion pour soutenir les ajustements nécessaires de la psychanalyse à un système social en évolution ». L’espace psychique impacté par les changements sociaux et la pression qui en a résulté, comme le démontrent certaines situations cliniques, offre un défi crucial pour la psychanalyse de se réinventer en une science et une pratique adaptée aux besoins psychiques d’aujourd’hui. À la lumière des théories de Bion sur l’esprit, Rudi Vermote dans « L’état d’esprit Covid » s’interroge sur la vulnérabilité de l’humain, sa capacité à la destruction et surtout son autodestruction. La pandémie est une opportunité pour l’analyste d’approcher le fonctionnement psychique, face à cette angoisse mondiale. Comment les patients peuvent-ils réagir face aux changements de cadre et qu’est-ce que cela nous dit sur la psychanalyse elle-même ? Les notions de « mère d’arrière-plan » et de « non-contenant contenant » sont d’un apport heuristique précieux. À l’injonction du « Restez chez vous ! » comme précaution sanitaire face à la pandémie, Kostas Nassikas, s’interroge sur le « Chez soi ». Existe-t-il ? Le voyage d’Ulysse servira de toile de fond pour arrimer les questions sur l’étranger et le familier, sur la langue et la proximité, sur le soi et l’identité. Deux cas cliniques détaillés amènent l’auteur à formuler l’idée que le « chez soi » est un devenir du soi. Il s’agit d’un mouvement vers son chez soi où ses réalisations tentent d’accomplir ses idéaux et ses désirs dans une attente de reconnaissance par soi et par les autres. « C’est ce trajet qui, avec ses incertitudes, son suspens et ses risques, alimente la dimension profonde de la vie des mortels, car le désir et le plaisir sont profondément associés à la question de la mort ». La crise pandémique a obligé les analystes à modifier le cadre thérapeutique psychanalytique en vertu des obligations sanitaires imposées par l’État. Plusieurs auteurs ont tenté de rassembler leurs expériences et leurs questionnements face à ces modifications de cadre et leurs effets sur le travail psychique. Christine Desmarez, Christine Franckx et Katy Bogliatto ont développé « Quelques réflexions sur les dispositifs à distance en psychanalyse/psychothérapie de l’enfant et de l’adolescent et dans les entretiens familiaux » à partir d’échanges entre cliniciens engagés dans la clinique infanto-juvénile. Le besoin d’échanger en groupe sur la pratique et la nécessaire adaptation du dispositif de soins pendant toute la période de crise liée au Covid-19 a permis à ces psychanalystes de réfléchir aux effets de la situation sans être pris, eux-mêmes, dans des processus de déliaison de la pensée. L’appui sur de nombreuses vignettes cliniques permet de suivre les adaptations de cadre, d’analyser les potentialités des processus analytiques à distance qui continuent d’interpeler et de prendre en compte l’impact de ces dispositifs sur la relation transféro-contretransférentielle, sur la réalité psychique et sur l’intimité de ce qui a été partagé avec l’enfant, l’adolescent et sa famille au cours des séances virtuelles. Martina Burdet se positionne, et du côté du patient, et du côté des psychanalystes pour présenter deux exemples particuliers de vécus traumatiques en temps de crise avec le « online » comme trait commun. L’auteur décrit bien comment le confinement vient ranimer des traumatismes précoces et des blessures narcissiques chez un patient déjà grandement fragilisé, et fuyant dans le virtuel. À l’inverse, de multiples activités online, dans le cadre psychanalytique ont permis à certains analystes de sortir d’une sidération traumatique et de retrouver une activité de penser.« Comment rester analyste face au chaos ? » est la question abordée par Jeannine Delgouffre quand les séances virtuelles avec les enfants n’apportent plus les garants d’un cadre suffisamment sécurisé pour soutenir le déploiement psychique. Au travers d’expériences diverses avec de jeunes patients, l’auteure nous fait vivre les interrogations multiples que suscite ce travail par média interposé aux prises avec des pertes de la fonction pare-excitante, un gauchissement du jeu transféro-contretransférentiel et un affaiblissement de la fonction du tiers portée par le cadre. Enfin, laissons-nous porter par les réflexions de Jacqueline Godfrind « quand le cadre chavire » et surprend autant l’analyste que le patient. Opportunité pour approcher l’incidence des ruptures de cadre et l’impact des bouleversements environnementaux sur le fonctionnement psychique. Ces déambulations réflexives amènent l’auteure à revisiter l’espace analytique avec les notions de cadre incarné et inanimé et à aboutir à la question essentielle de qu’est-ce qu’un vrai processus analytique ? Hors thème, nous accueillons « La solitude d’Amélie » que nous propose François Monville pour explorer les différents rapports à l’altérité et à la réalité. Comment le moi pourra-t-il, dans sa fragilité, supporter les assauts pulsionnels et leurs représentations suscitées par la rencontre et le transfert ? C’est ici que nous voyons le psychanalyste se poser comme objet transformationnel et accepter « le champ de l’illusion qu’il prend au sérieux dans ce qu’il a de créateur ».
Pour conclure, je ferai miennes ces phrases de Marie-Thérèse Khair Badawi1, collègue psychanalyste de Beyrouth, qui nous partage son vécu d’analyste en temps de guerre ; « Quand la destructivité est partout et qu’on est face à l’imprédictible, il ne s’agit plus de tenir à l’immuable du cadre… il ne s’agit plus d’interpréter et de transformer. Il s’agit d’être là. D’être psychanalyste… et le rester. Le rester et créer. Créer en pensant. En pensant la clinique ». C’est vraiment l’objectif que nous avons voulu poursuivre dans ce numéro.