Editorial : Art et Psychanalyse : jeu et créativité

Blandine Faoro-Kreit

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Plongée dans l’oubli pendant près d’un demi-siècle suite aux différends de l’auteur avec Freud à la fin de sa vie, cette œuvre nous est revenue dans toute sa richesse grâce à la ténacité de quelques-uns, dont Michael Balint qui s’efforça de publier l’ensemble de ses écrits.

Et pourtant, tel Monsieur Jourdain qui pratiquait la prose sans le savoir, n’avons-nous pas été empreints dans nos pratiques, de cette pensée qui nous semble tellement évidente et actuelle aujourd’hui?

L’exigence pour la cure a amené Ferenczi à considérer qu’il n’appartenait pas au patient de se plier aux exigences du cadre de l’analyse mais à l’analyste de trouver les techniques adéquates pour aider son
patient. Son esprit inventif l’a donc amené à repenser et innover les concepts et la technique psychanalytiques.
Psychanalyste d’exception, comme l’appelle T. Bokanowski1 (1997), Ferenczi a laissé un héritage conséquent communément accepté aujourd’hui. Les avancées comme le concept d’introjection, le contretransfert comme outil dans la cure, le traumatisme et ses implications métapsychologiques, le clivage narcissique, l’importance de l’environnement, les relations précoces sont autant d’outils auxquels nous avons recours dans notre pratique quotidienne.

Ce numéro vous propose une rencontre plus intime avec l’homme Ferenczi, son histoire, sa relation avec Freud, le développement de ses concepts, ses errances techniques et sa clinique.
Arlette Lecoq dans son article au titre évocateur: «Loin de toute orthodoxie, de la passion au divan» nous fait entrer dans les débuts de l’histoire de la psychanalyste, quand deux passionnés se rencontrent.

C’est le «pas de deux» entre le maître et l’élève, comme le décrit joliment l’auteure, mais qui ne va pas sans rejets et déchirements. Les éléments biographiques précieux nous aident à comprendre le transfert massif de Sándor vis-à-vis de Freud et son impératif à épater le maître dans sa créativité. Arlette Lecoq resitue la modernité des écrits de Ferenczi dans le contexte de l’histoire de la psychanalyse et nous montre à quel point l’auteur et son œuvre ont été bannis. C’est une ouverture à en savoir davantage sur les écrits et les recherches théorico-cliniques de cet auteur.

Grâce à Isabelle Lafarge, nous pénétrons plus intimement dans les passions de l’auteur. «Sándor Ferenczi. Un amour de psychanalyste» nous convie d’entrée de jeu dans son intimité, grâce aux traces de l’analyse mutuelle de sa patiente Severn dont les écrits curieusement n’ont paru qu’en 2017 et en anglais. Pour le meilleur et pour le pire, les transferts et passions de Sándor l’ont amené à développer une pensée, des concepts, des voies thérapeutiques remises constamment sur le métier. L’originalité de l’article est de nous esquisser les effets dans la théorisation de ses passions pour Freud, pour les deux femmes de sa vie, pour ses trois patientes américaines et surtout pour la psychanalyse.

Avec la grande clarté que nous lui connaissons, Jacques Delaunoy aborde les «Métapsychologie et innovations techniques chez Ferenczi». C’est le Ferenczi au travail et en recherche qui nous est présenté ici. Celui qui osa se distancier de son maître (Freud) et proposer d’autres concepts qui lui valurent d’être considéré comme «l’enfant terrible de la Psychanalyse». Ce sont ces concepts, justement, qui se révélèrent d’une grande fécondité pour la théorie psychanalytique contemporaine.

Marc Hebbrecht nous ouvre «Le Journal clinique de Ferenczi. La psychanalyse du traumatisme» en nous situant le contexte dans lequel il a enfin été traduit et proposé au grand public. Ce n’est qu’en 1985, en effet, qu’il a été traduit en français, bien avant l’édition anglaise de 1995. Ceci montre les oppositions féroces auxquelles la pensée et les écrits de l’auteur ont dû faire face. Ce journal comporte trois thèmes principaux qui sont la relation de Ferenczi avec Freud, l’analyse mutuelle avec Elisabeth Severn (RN) et enfin des considérations sur la thérapie de patients traumatisés ou victimes d’inceste, qui constituent la partie la plus importante. M. Hebbrecht nous montre, au décours de la présentation de cette œuvre, combien ces considérations sur le traumatisme sont d’une remarquable actualité.

«Le traumatisme infantile, une confusion de langues historique entre Freud et Ferenczi» bien mis en lumière par Christine Franckx, nous ramène à cette intrication de l’œuvre de l’auteur avec ses propres traumatismes, réveillés probablement par sa relation avec Freud. Son innovation révolutionnaire, nous dit Christine Franckx, est d’avoir placé le statut du traumatisme infantile au centre du carrefour entre la réalité externe et la réalité intrapsychique, et donc au centre de discussions passionnées. Le célèbre texte de 1932, Confusion de langues entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et de la passion.  développe les effets du traumatisme infantile comme un débordement émotionnel suite à l’impact d’une situation traumatique externe et enclenche un processus destructeur intrapsychique qui menace d’étouffer le Moi.

Nous devons à Thierry Bastin, Ida Lounsky et Catty Vandeskelde d’avoir redéployé le concept de  l’identification à l’agresseur. Leur article «Identification à l’agresseur, pluralité du concept et dimension
traumatique» nous développe le point de vue très différent de Ferenczi au regard de celui d’Anna Freud, quand l’un considère cette identification comme une forme pathologique toxique tandis que l’autre y voit un mécanisme de défense structurant. Qu’est-ce qui fait traumatisme, s’interrogent alors les auteurs? Diverses illustrations cliniques très probantes viendront éclairer le lecteur sur les diverses formes que peut revêtir ce processus identificatoire.

Géraldine Castiau et Françoise Labbé vont nous amener à cheminer avec Ferenczi dans les différentes étapes de ses expérimentations se succédant sur trois périodes : la technique active (1918-1926), la période de l’élasticité technique (1926-1929) et la période de la néo-catharsis et de l’analyse mutuelle en lien avec ses nouvelles conceptions du traumatisme (1929-1933). Les auteures de «Ferenczi, réflexions et controverses sur la théorie de la technique» nous montrent combien Ferenczi n’a jamais cessé d’articuler pratique et théorie surtout dans les situations difficiles et face aux échecs thérapeutiques. C’est son esprit d’indépendance créatif et original doublé d’une grande authenticité qui sera salué ici.

«Le traumatisme et ses destins» est la question que Monique Licot met au travail. Quels sont, en effet, les devenirs possibles de l’être humain si sa souffrance déborde ses capacités d’élaboration? Nous savons qu’après 1920, Freud privilégie le point de vue économique et relègue au second plan l’aspect événementiel du trauma, à l’inverse de Ferenczi qui poursuit l’idée de la réalité du trauma et cherche des voies pour l’amener à la remémoration et à l’élaboration. Partant d’œuvres artistiques et d’une situation clinique, Monique Licot va nous permettre d’approcher quelques formes que peuvent revêtir les destins du traumatisme.

Dans la partie Hors thème de ce numéro, nous pourrons revenir au «Traumatisme de la naissance psychique» qui fonde notre humanité. Fabien Joly et Bernard Golse, de façon détaillée et avec grande clarté, nous convient à appréhender l’écart et la tension entre corps et psyché. Indissociable et tellement différent! Le lecteur pourra suivre à la loupe les processus et les fonctionnements particuliers entre corps et psyché qui mèneront aux modalités de naissance à la vie psychique.

Les auteurs insistent particulièrement sur l’économie traumatique de la naissance psychique, autant que sur la valence économique et traumatique des fonctionnements originaires, à l’origine de la naissance du sujet dans sa double appartenance au corps et à la psyché de l’autre.

Et pourquoi ne terminerions-nous pas cet édito par cette phrase empruntée aux auteurs de l’article sur le «Traumatisme de la naissance psychique» qui montre à quel point, s’il fallait encore le démontrer, le devenir sujet est notre travail de tous les jours et que nous y œuvrons, nous, comme analystes, sur les pas de Freud, de Ferenczi et de combien d’autres? «Elle se déploie, cette dite naissance à la vie psychique, dans un processus qui ne peut émerger que de la tension entre corps et psyché, qu’entre le sujet en devenir (en creux) et l’autre psychique qui l’accueille, et qui creuse ainsi les conditions intersubjectives et corporo-psychiques d’émergence du Sujet humain.»