Editorial

Revue Belge de Psychanalyse

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Danielle Flagey, psychanalyste et pédopsychiatre, nous a quittés le 26 janvier 2022.

La Revue belge de psychanalyse a décidé de lui consacrer ces quelques pages, en hommage à son apport précieux, tant au niveau théorique que clinique, dans la prise en charge d’enfants à l’évolution difficile.

La longue carrière de Danielle Flagey commença par s’illustrer dans un rapport sur l’inhibition intellectuelle présenté en 1972 au Congrès des psychanalystes de langues romanes. Sa réflexion «orientée vers un essai de compréhension des mécanismes psychiques aboutissant à l’inhibition intellectuelle» se centrait déjà préférentiellement sur la clinique infantile, domaine qu’elle continua à explorer durant toute sa vie d’analyste. Son livre Mal à penser, mal à être, paru en 2002, précise la spécificité de sa recherche, son intérêt pour les troubles d’apprentissage chez l’enfant, plus particulièrement les enfants souffrant de troubles instrumentaux. Elle interroge les complexités psychiques auxquelles sont associées de telles difficultés, notamment la composante de détresse narcissique, mais aussi les difficultés environnementales que connaissent ces enfants. Le numéro de la revue consacré à Danielle Flagey donne l’occasion, à ceux que ces problématiques intéressent, de contribuer à la poursuite d’une telle recherche, mais aussi d’apporter leur témoignage à ceux qui l’ont bien connue ou ont fait l’expérience de travailler avec elle.

C’est à Jacqueline Godfrind que nous céderons la parole en priorité, elle qui, dès les années 1970, a eu l’occasion de travailler et de parta- ger bien des réflexions et expériences cliniques avec Danielle Flagey. Cet article a le mérite de nous replonger aux aurores de l’histoire de notre Société belge de psychanalyse ainsi qu’aux balbutiements des prises en charge thérapeutiques analytiques d’enfants. L’auteure sou- ligne l’esprit scientifique et créatif de Danielle Flagey pour rejoindre les difficultés instrumentales de ses petits patients et leurs blessures nar- cissiques en conséquence, dont on parlait très peu à l’époque. C’est une opportunité pour le lecteur d’apprendre comment les difficultés développementales de ces enfants ont pu être mises à jour et traitées grâce à la ténacité de pédopsychiatres convaincu(e)s, comme l’était Danielle Flagey.

Nous remercions Maurice Berger d’avoir voulu rendre hommage à Danielle Flagey en mettant en lumière ses qualités cliniques et scien- tifiques, qui veillaient à tenir compte des intrications du corporel avec le psychisme. Déjà en 1977, nous dit l’auteur, elle décrit ce qui sera la future définition internationale du développement, à savoir: «Le résultat de l’interaction complexe entre les prédispositions génétiques d’un sujet et son environnement.» C’est «l’accordage modal croisé» rejoignant « l’accordage affectif » décrit par D. Stern, qui est ici mis en exergue par M. Berger pour saluer les qualités innovantes de cette clinicienne constamment en recherche.

L’article suivant de Geneviève Platteau, intitulé : « Hommage à Danielle Flagey par une thérapeute familiale», montre par lui-même l’étendue de l’impact de son message dans le monde de la santé mentale, bien au-delà de la psychanalyse proprement dite. L’auteure nous rapporte d’ailleurs une conférence de 1993, non publiée, qui s’adressait à tous les spécialistes en pédopsychiatrie. Cet exposé, «Structuration mentale de l’enfant et système familial», met en évidence les quatre fonctions de la famille et montre combien, pour Danielle Flagey, chaque enfant doit être pris dans sa globalité corporelle, psychique et environ- nementale. C’est l’approche pluridimensionnelle qui est ici saluée par Geneviève Platteau.

Avec grande clarté, Christine Desmarez nous expose les «Articulations et nouages entre troubles instrumentaux et troubles narcissiques dans l’actualité de la psychopathologie», tels qu’ils ont été étudiés par Danielle Flagey et confirmés par bien d’autres auteurs par la suite. C’est la globalité de la prise en charge de ces enfants et adolescents aux déficits d’origine multifactorielle, en lien avec les dimensions intrapsychiques et familiales conscientes et inconscientes, qui est ici envisagée. L’auteure développe une analyse très intéressante de la psychopathologie adolescente au XXIe siècle et propose des pistes thérapeutiques bien utiles pour aider les intervenants dans ces prises en charge difficiles d’enfants ou d’adolescents.

Jean-Paul Matot offre ici en «Résonance» une réflexion nourrissante et créatrice partant de l’article de Danielle Flagey de 1986 paru dans le huitième numéro de la Revue belge de psychanalyse, sous le titre « “Objets-cadres” et mise en acte », ainsi que celui de J. Godfrind inti- tulé «De l’utilisation du cadre: les objets inanimés» (R.B.P., n° 18, pp. 83-102). Selon J.-P. Matot, ces travaux remarquables n’ont pas eu de retombées suffisamment développées dans la réflexion psychanalytique actuelle alors qu’ils invitent à remettre au travail certains
paradigmes fondateurs de la psychanalyse freudienne, comme l’impensé de la «réalité externe», l’omniprésence de «l’objet», l’illusion portée par le concept de « Moi » ou de « sujet ». Cette dynamique oscillatoire entre des champs différenciés investis par la pulsion et des champs non différenciés, permet, nous dit l’auteur, d’aborder autrement les problématiques mettant en jeu des processus de dé-différen- ciation, comme dans la passion et la mélancolie.

Dans la partie « Hors thème » de ce numéro, nous convions le lecteur à réfléchir aux thématiques actuelles qui peuvent peu ou prou avoir un impact sur nos pratiques psychanalytiques, voire même sur ses concepts.

« L’échappée belle » de Stefano Monzani en est un bel exemple, quand il est patent d’observer que la question de l’identité est au cœur des préoccupations contemporaines. Les effets de la mondialisation, la révolution numérique, l’utilisation d’avatars… proposent des identifications multiples qui peuvent entraîner une image du Soi bouleversée. L’auteur utilisera le terme de prolifération de soi avec des polyappar- tenances, ce qui ne serait pas sans conséquence sur la théorie et la pratique analytique quand il s’agit de trouver un équilibre et une continuité de soi. S. Monzani nous entraîne sur les chemins de crête de ses réflexions et oblige le spectateur à contempler ce paysage aux multi- ples visages où sa position d’analyste ne doit pas perdre l’équilibre.

Pascal Minotte et Jean-Paul Matot nous entraînent ensuite au cœur du numérique dans une balade très bien documentée nous laissant découvrir un «espace d’expérimentation et de réalisation qui peut comporter des dimensions transitionnelles et créatives mais égale- ment servir de support au déploiement d’une destructivité dirigée vers soi, vers autrui, et vers les collectifs ». La « séduction numérique » peut fasciner jusqu’à l’addiction quand elle offre une dimension magique d’illusion omnipotente, d’estompement des limites spatio-temporelles, d’aménagements identitaires, avec sur son versant négatif des senti- ments d’épuisement, de débordement, et d’impuissance. Si les jeux vidéo et les réseaux sociaux peuvent servir de contenants aux ten- sions internes et en offrir une dimension de symbolisation, ils peuvent aussi, si on n’y prend garde, faire effraction dans le monde de l’intime de façon traumatique.

Les auteurs analysent également l’impact économique, social et éco- logique de cette industrie consumériste qui ne peut qu’interpeller les citoyens que nous sommes tous.

Dans les préoccupations actuelles, « Malaise dans la Nature. La psychanalyse face à la crise climatique » est le propos que Christine Franckx tient à nous partager. Ce malaise est bien celui qui nous confronte au déni et à nos limites de représentation quand la situation de notre planète devient de plus en plus inquiétante. Tablant sur la vivance de notre inconscient, l’auteure, à l’appui de cas cliniques convaincants, nous propose d’écouter le matériel en séance, avec, aussi, une acuité particulière pour l’écologie. C’est une façon, nous dit-elle, de permettre une transformation de l’angoisse et de faire sortir la pensée de son état de sidération et de déni, favorisant ainsi une nouvelle relation de l’homme avec la sphère naturelle environnante.
Nous proposons ensuite au lecteur un autre thème de réflexion, qui concerne les traces consécutives aux catastrophes et tragédies exter- minatrices du XXe siècle. Que sont devenues ces traces aux niveaux individuel et collectif ?

Par quels indices, par quel chemin les découvrir et sous quelle forme ? Sont-elles transformables ? Que révèlent-elles de notre nature commune? Comment la psychanalyse peut-elle nous aider à penser leur évolution ? Voici autant de questions sur lesquelles deux auteures ont voulu se pencher.
Arlette Lecoq, tout d’abord, partant de récits de deux petits-enfants sur l’histoire familiale de leurs grands-parents(Les Amnésiques: «C’étaient seulement des Mitlaüfer, ils marchaient avec le courant» de G. Schwartz, et Le Ghetto intérieur de S. Amigorena), se demande, avec beaucoup d’à-propos, si l’hyperindividualisme, le fractionnement de la pensée, le non-respect de la loi, la solidarité et les démocra- ties bafouées actuellement, ne feraient pas partie de l’héritage de ces catastrophes. Elle évoque cette phrase bien interpellante de Nathalie Zaltzman qui écrit en 2007, dans son ouvrage L’esprit du mal (p. 102) : « Le travail de la culture entame et peut transformer l’héritage du mal. Mais tout du mal n’est pas pris en charge dans le mouvement de la filiation. Demeure un reste irrémédiable, non traité par l’évolution de l’humanité. »

Claire De Vriendt Goldman, quant à elle, met le lecteur face au « Mal », partant de l’ouvrage Éparses de G. Didi-Huberman qui relate la bouleversante révolte clandestine de Juifs dans le ghetto de Varsovie en éparpillant des petits papiers témoins de leur trace de vie et de mort dans leur quotidien. Comment parler de pulsion de vie ou de survie face à la barbarie humaine? L’auteure nous invite à revisiter le travail de culture, par le travail psychique qu’il impose, autant pour l’histoire de l’individu que pour celle de l’humanité. «[…] travail de mémoire et travail de l’oubli, à la réminiscence du Mal et au travail culturel de ce même Mal. » Comment penser et résister, en effet, aux manifestations de «l’inhumanité de l’humanité»?

Dans la dernière partie, «Célébration», grâce à Arlette Lecoq nous pourrons fêter le bicentenaire de la naissance de César Franck. C’est toute la sensibilité analytique et musicale de l’auteure qui va nous faire découvrir la vie hors du commun de ce génie. Ce « Fra Angelico des sons», comme l’ont appelé certains. Cet article très documenté nous donne des clés pour pénétrer l’œuvre de l’artiste en lien avec une biographie marquée dès l’origine par des deuils fraternels et l’emprise d’un père tyrannique et cupide. Il est émouvant de voir tout le travail psychique d’une vie pour qu’un homme avec un tel talent puisse s’au- toriser finalement à produire des chefs-d’œuvre.

Blandine Faoro-Kreit