Du jeu des identifications aux transformations psychiques

Jean-Paul Matot

07/05/2019

Édito

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Laplanche et Pontalis, dans leur Dictionnaire… (1967), soulignent que le concept d’identification « a pris progressivement dans l’oeuvre de Freud la valeur centrale qui en fait, plus qu’un mécanisme psychologique parmi d’autres, l’opération par laquelle le sujet humain se constitue ». Discutant la distinction entre identification et intériorisation, ils posent que l’identification se fait à des objets (éventuellement partiels) tandis que l’intériorisation porte sur une relation intersubjective, et que la première est secondaire à la seconde. Ils rappellent que, pour Freud, l’identification primaire, « forme la plus originaire du lien affectif à un objet » (1921, Psychologie des masses…), d’une part se confondrait avec l’investissement d’objet à une période où une relation d’objet en tant que telle ne peut être postulée.

Et, d’autre part, que cette identification, pour Freud, se ferait au père de la préhistoire personnelle1 (1923, Le moi et le ça) selon une « identification directe et immédiate qui se situe antérieurement à tout investissement d’objet » et qui est au fondement de l’idéal du moi. Alain de Mijolla, dans l’article « Identification » de son Dictionnaire international… (2002), relève que cette identification primaire telle que la conçoit Freud sépare (ou « clive ») d’emblée le ça et l’idéal du moi, dont les exigences entrent en conflit, dans un second temps, avec les limitations d’un surmoi interdicteur héritier des identifications secondaires différenciées du complexe d’OEdipe : « tu dois être comme ton père », telle est la consigne identificatoire première que contredira l’injonction plus tardive : « tu n’as pas le droit d’être comme lui ni de faire tout ce qu’il fait ».

Dans la XXXIe des Nouvelles Conférences…, Freud (1932) introduit l’idée que le Surmoi de l’enfant s’édifie, non pas d’après le modèle des parents, mais d’après le Surmoi parental :

« il devient porteur de la tradition, de toutes les valeurs à l’épreuve du temps qui se sont perpétuées de cette manière de génération en génération…
L’humanité ne vit jamais entièrement dans le présent ; dans les idéologies du Surmoi, le passé continue à vivre, la tradition de la race et du peuple, qui ne cède que lentement la place aux influences du présent, aux nouvelles modifications »

Dans l’article « identification primaire » du même Dictionnaire international…, De Mijolla signale l’absence de traduction du concept d’identification primaire dans la Standard Edition, ce qu’il met en lien avec la localisation par les auteurs anglo-saxons de l’identification primaire dans le lien non encore différencié avec la mère. Il fait également l’hypothèse que l’identification primaire peu différenciée (aux « parents ») puisse secondairement, dans l’après-coup, venir renforcer les identifications secondaires différenciées au père.

Ce numéro aborde ce champ, certes central, mais aussi extrêmement étendu, des identifications, par l’intermédiaire de quelques réflexions issues de questionnements hétérogènes : leurs transformations concomitantes de l’adolescence, avec les articles de Fausta Romano et Michel Sanchez-Cardenas et de Catherine Matha ; les modalités de fonctionnement qui, dans les processus thérapeutiques comme dans la vie, mettent en mouvement ou au contraire immobilisent les processus identificatoires : le cynisme, développé de manière originale par Brindisa Orasamu ; et le jeu du clown, mis en perspective avec le psychodrame par Brigitte Kammerer. Ou encore, leur catégorisation en suivant les travaux des auteurs anglo-saxons, synthétisée par Françoise Labbé.

Dans Alice…, Fausta Romano et Michel Sanchez-Cardenas s’appuient sur les travaux d’Armando Ferrari et de Matte Blanco pour montrer comment les passages adolescents s’accompagnent de transformations des organisations temporo-spatiales qui constituent l’arrière-fond des modifications des configurations corps-psyché, au-delà de l’image du corps.

Catherine Matha nous permet de suivre le cours de la thérapie analytique d’une adolescente où le passage par le corps permet d’atteindre et d’exprimer une souffrance mélancolique qui, entre haine, culpabilité et retournements masochiques, menaçait d’enfermer la patiente dans une impasse développementale.

Kostas Nassikas développe la perspective d’un travail analytique de transformation des signes binaires perceptifs, réactivés de manière compulsive dans la relation transféro-contre-transférentielle, en signes ternaires, qui permet de désigner et de nommer la place des absents, longtemps projetés dans l’espace psychique de l’analyste, silencieusement car sans représentation. Peut-être pourrait-on parler ici d’identifications cryptiques, dans la perspective des travaux de Nicolas Abraham et Maria Torok, concepts qui ne sont cependant pas évoqués par l’auteur. Quoiqu’il en soit, ce travail de « traduction » libère un processus de négativation de l’activité hallucinatoire des rejetons pulsionnels, les rendant accessibles à d’autres modes de symbolisation moins coûteux sur le plan de l’économie psychique.

Brindisa Orasanu propose une lecture originale du cynisme comme mécanisme de désidentification à l’autre, visant à maintenir une distance infranchissable protégeant les espaces et temporalités psychiques du cynique face à la souffrance et au désarroi. Ce cynisme (qui, notons-le, est présent, mais peu souvent relevé dans Alice de L. Carroll) est illustré de manière très fine par l’exemple de plusieurs créations cinématographiques et littéraire. L’auteure pointe en particulier l’oeuvre de destruction de l’ambiguïté, produisant une contraction de l’espace psychique, le jeu disruptif entre les modes visuel et sonore-verbal, l’écrasement de la temporalité et l’utilisation de l’espace comme modalité du déni de la mort.

Brigitte Kammerer présente son expérience de deux dispositifs thérapeutiques qui ont en commun l’appui sur le groupe et l’utilisation du corps, dans son expression et sa gestuelle, comme mode de communication et d’élaboration des états internes. Ils supposent, d’une certaine manière, l’inverse de la position cynique développée par B. Orasanu : le jeu du clown, en particulier, part d’une position première d’ignorance, pour aller vers une découverte corporelle, sensorielle et perceptive, « naïve », de l’inconnu, avec son cortège de prise de risque et d’expérience de l’étonnement. L’auteure se réfère dans ses élaborations aux perspectives ouvertes par Didier Anzieu avec les signifiants formels, pré-fantasmatiques, opérant dans des espaces non ou peu différenciés, et par la conceptualisation des enveloppes psychiques.

À la lumière des articles de ce numéro, la question des modes d’identification apparaît comme sous-jacente aux conceptions topiques du psychisme. L’article de Françoise Labbé, qui synthétise les principales conceptions des auteurs anglo-saxons, permet de faire le pont entre ces modèles issus de la clinique des psychoses et les configurations identificatoires qui s’organisent en même temps qu’elles produisent l’émergence des espaces psychiques, dans des dynamiques de va-et-vient qui permettent les transformations et les passages existentiels, en particulier, mais pas seulement, à l’adolescence.

Laplanche et Pontalis, dans leur Dictionnaire… relèvent que, dans le remaniement apporté par la seconde topique, « les instances qui se différencient à partir du ça sont spécifiées par les identifications dont elles dérivent », et ils citent la remarque de Freud pour qui « le fait de l’identification autorise peut-être l’emploi littéral de l’expression : pluralité des personnes psychiques ». Cette remarque est intéressante, car elle permet de se garder d’une réification réductrice qui tendrait à faire de ces « instances » des entités homogènes et fonctionnant de manière univoque chez chaque individu :

« l’ensemble des identifications d’un sujet ne forme rien moins qu’un système relationnel cohérent ; par exemple, à l’intérieur d’une instance comme le surmoi, on trouve des exigences diverses, conflictuelles, hétéroclites. De même, l’idéal du moi est constitué d’identifications à des idéaux culturels qui ne sont pas nécessairement accordés entre eux.  »