Aux carrefours de la haine

Alsteens, André

1984-04-01

Notes de lecture

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Le titre m'avait accroché, il me parlait d'une réalité cruelle aux sources et aux visages multiples, il connotait pour moi une souffrance indicible qui cheville l'être, le sien et le mien, j'entends : celui du patient et celui de l'analyste.

D'emblée le propos que je lus rejoignit cette attente, explorant trois champs cliniques où le «complexe haine-souffrance» s'avérait déterminant : la paranoïa, le masochisme, l'apathie. De prime abord, il me semblait ne rien en connaître et, sans cesse, je me mettais à m'y reconnaître.

La paranoïa d'abord, dans sa relation essentielle au corps maternel : la vision apocalyptique cherchant à mettre à l'abri, dans un fantasme d'indestructibilité ; le désir actif de féminisation du corps chez l'homme, à l'exemple de Schreber, comme la forme d'un délire salvateur (Freud, Segal) contre l'engloutissement dans la «folie» et, plus particulièrement encore, la mobilisation homosexuelle comme amorce de guérison ; la haine du père dans la paranoïa féminine, en conséquence d'une idéalisation et d'une reconnaissance sans retour. La persécution apportée par le couple, spécialement dans la scène primitive, dessine le danger d'une image maternelle omnipotente, au détriment d'une figure paternelle considérablement affaiblie. Ceci n'est pas sans rappeler la pensée de Klein sur les ravages d'un trop persistant fantasme des parents combinés.

Le masochisme, ensuite. La causalité, concernant le monde, l'altérité et l'autre sexué, y sert de fil conducteur et éclaire la variété des réponses. (Plus d'une fois, je pensai aux «Destins du plaisir» d'Aulagnier, totalement consacré à ce thème). C'est le problème des origines qui se trouve ainsi posé, avec ce qu'il peut contenir d'intolérable. Deux exemples cliniques indiquent comment le fantasme masochiste cherche à organiser la réalité de souffrance et abordent tout naturellement les affinités électives entre paranoïa et masochisme. Dès ici, une solution de «dégagement» se dessine à travers l'organisation masochique. Le «corps en souffrance» d'affection ou d'identité devient un «corps de souffrance» qui, à ce prix, trouve droit à dire son nom.

L'économie de survie comme autres formes de contention de la haine, enfin, soit que le sujet s'acharne à instaurer une certaine activité représentative (pour exemple, l'écriture représentative), soit qu'il se mette à l'abri de toute haine ou détresse par l'adoption d'une position apathique, rendue sensible à travers «l'épreuve de force» d'inertie.

Ce rapide survol des trois chemins de réflexion rend difficilement compte de la richesse des évocations auxquelles nous sollicite cette lecture et dont il n'est guère tentant de restituer le climat en quelques mots ! Il nous semble plus réaliste d'en dégager quelques axes d'investigation.

  1. La nécessité de situer au sein de l'économie psychique la place des avatars dans la constitution du désir, en ne cédant pas à la tentation d'une idéalisation qui confinerait à un «mieux ennemi du bien».
  2. La relation de la pensée à ses sources pulsionnelles, avec la problématique de la haine interdite, «impensable», ce qui nous rappelle «le meurtre de l'objet» (Winnicott) et tout à la fois «l'impensable de la mère» (Gantheret).
  3. La signification du geste à la frontière de la parole, dans l'écriture représentative par exemple, ce qui rejoint les considérations d'aujourd'hui sur les étapes du langage inhérentes à la constitution du sujet.
  4. L'interrogation portée constamment sur le cadre, ressenti à la fois comme nécessaire et objet de transgressions ; la question de la «réciprocité» nous est apparue particulièrement féconde à cet égard.
  5. L'importance du contre-transfert, partie intégrante du cadre pour Bleger et dont Enriquez nous dit combien il nous éprouve et nous aiguillonne sans doute, dans l’écriture et l'échange entre collègues, à s’élucider mieux.

Deux formes d'expérience infantile rendent compte de la difficile instauration de l'identité et du désir : l'expérience d'une «contrainte corporelle» telle qu'elle accroît considérablement le côté persécuteur du corps et des pulsions et, corrélativement, la rencontre avec un pouvoir arbitraire et abusif qui attaque simultanément le corps et la pensée. En inversant l'ordre des données par rapport au texte d'Enriquez, c'est, qu'à notre sens, il n'y a pas, en effet, à choisir sur le point nodal de la destructivité et que le corps se trouve de toute manière en première ligne. Les ravages en sont terribles, même s'il nous a aussi parfois semblé qu'il faudrait indiquer davantage l'impact des facteurs internes.

A travers ces quelques notations, il apparaîtra combien le texte de Micheline Enriquez nous a captivé de bout en bout. Comme un appel à réfléchir ensemble, à ne pas rester seul, dans le terrible combat avec les forces de destruction et de déliaison. «L'épreuve de l'amour, le risque de la réciprocité et du don» passent forcément par  «l'épreuve de la haine et de la négativité du transfert».

Cet ouvrage se propose, à travers l'écriture et l'échange, de mieux métaboliser (Bion) une expérience clinique aux confins de nos possibilités. Nous souhaitons qu'il puisse, par les multiples associations qu'il suscite, servir de jalon sur une route rocailleuse et abrupte, celle de la haine.