Angélique Gozlan, L’adolescent face à Facebook – Enjeux de la virtualescence

Jean-Paul Matot

01/10/2017

Notes de lecture

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Voici un livre intéressant et plein d’idées utiles pour quiconque s’occupe d’adolescents. L’auteure, Angélique Gozlan, est psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie et psychanalyse, chercheur associé à Lyon 2 et Paris 7.

L’introduction situe les grands thèmes de son propos : dans une perspective développementale, elle propose le néologisme de « virtualescence » pour mettre en exergue « l’intrication psychique entre le virtuel et l’adolescence » et désigner « le processus par lequel l’adolescent trouve au sein de l’espace virtuel un espace de transformation de ses conflits pubertaires ». Elle montre comment le dégagement de l’actuel pubertaire et du corps charnel que permet la « virtualisation du sujet » constitue une dérivation temporaire qui préserve l’omnipotence mise à mal par le pubertaire (elle se réfère beaucoup aux travaux de Ph. Gutton) et, dans les bons cas, ouvre dans un second temps de nouvelles perspectives d’actualisation adolescente.

Au passage, l’auteure précise que le virtuel, constitutif d’un aspect de la réalité, est intimement lié à l’actuel, et ne doit donc pas être confondu avec le possible, le potentiel, à venir.

Une seconde perspective, plus métapsychologique, est abordée lorsqu’elle souligne que la condition de possibilité de cette virtualescence repose sur la négociation d’un retournement de l’interne à l’externe qui s’opère lors du passage périlleux de l’intimité à l’extimité (terme forgé par Lacan, repris dans un sens différent par Tisseron) sur les réseaux sociaux – sur Facebook en particulier -, lorsque l’adolescent dépose des parts de son intimité sur le réseau. Ce « moment de désintimité » comme l’appelle A. Gozlan est assimilé par P. Levy à un « effet Moebius » potentiellement dépersonnalisant.

A titre personnel, j’ai évidemment été sensible à la perspective topique qui traverse tous les développements de l’auteure, dans lesquels j’ai trouvé des échos à mes hypothèses sur les espaces et les configurations du psychisme individuel1 . En particulier, elle souligne dès le premier chapitre la fonction de délimitation d’un espace intermédiaire entre deux mondes assurée par l’objet machine connecté à internet (c.a.d. l’ensemble des « machines virtuelles »), définissant de nouvelles enveloppes et d’autres différenciations dedans/dehors. Cet « adolescent machinique » connecté trouve dans cet espace, c’est en tout cas l’hypothèse de l’auteure, un lieu où il peut à la fois exprimer sa pulsionnalité adolescente et sa recherche de l’objet tout en gardant le contrôle et en se maintenant dans une certaine omnipotence. Cette « déterritorialisation » n’est pas sans évoquer la « dissémination » du Soi que les évolutions de nos sociétés capitalistes connectées me semblent mettre en évidence2.

Le troisième chapitre s’ouvre sur une mise en perspective très utile de la scène originaire du créateur de Facebook, Mark Zuckerberg – évoquée dans mon éditorial -, montrant comment le potentiel de destruction de Facebook pour certains adolescents actualise l’histoire même de la création du réseau social.

J’ai eu plus de mal à accrocher à la fin de ce chapitre et à la plus grande partie du quatrième chapitre, moins convaincu par les perspectives de l’auteure sur l’informe, l’indifférenciation et la séparation, mais, une petite centaine de pages plus loin, j’ai été récompensé de ma persévérance lorsque, autour du cas « clinique » assez remarquable de Jade3, une adolescente tenant un journal sur Facebook, les questions de la créativité et de la destructivité sont venues au premier plan.

L’auteure s’appuie principalement sur les travaux des psychanalystes d’adolescents français (outre Gutton et Tisseron, déjà cités, Ph. Jeammet et sa notion d’ « espace psychique élargi » à l’adolescence, E. Kestemberg, F. Richard, …) mais aussi sur les processus groupaux (Kaës) ; elle s’inscrit dans une filiation freudienne et lacanienne qui laisse relativement peu de place aux apports de Winnicott (cité pour la première fois à la page 152), et aucune à ceux de Klein et de Bion.

Cette orientation explique peut-être la place réduite prise par la relation à la mère dans ses analyses cliniques, par ailleurs très pertinentes, mais dont la centration sur le père épouse peut-être l’évitement de la conflictualité avec l’imago maternelle, qui cependant, note l’auteure, « se dessine en arrière-fond des statuts au père » (p .177). Je me suis demandé si cela ne témoignerait pas de ce que Facebook constituerait une sorte de figure maternelle d’arrière-fond, contenant illusoire, qui tendrait à absorber sans la représenter la haine de la mère. Cette fonction pourrait ainsi accueillir le fantasme destructeur originaire inscrit dans la création même de Facebook.

Dans le même sens, les analyses proposées par A. Gozlan permettent d’approcher la fonction ambigüe du dispositif « écran <—> réseau social », qui soutient l’illusion d’une protection : « on peut dire ce qu’on pense … sans avoir peut d’avoir quoi que ce soit. L’écran nous protège » (p 155). L’autre menaçant, persécuteur potentiel, est comme absenté, virtualisé, abstrait (Gozlan cite plus loin Kestemberg : « l’adolescent cherche à se retrouver en se conceptualisant »). Cependant, il peut à tout moment surgir avec violence et faire effraction à l’intérieur même du dispositif censé protéger : procédé habituel des scénarios de films d’’horreur où la voix menaçante au téléphone se double de la manifestation d’une présence meurtrière à l’intérieur de la maison.

« Facebook offre une scène sur laquelle déposer l’étrangeté en soi en dehors de soi et une plateforme de réalisation de soi qui permet à l’adolescente de se retrouver et de transformer ses scénarios infantiles … La scène Facebook permet d’expérimenter les frontières dedans-dehors pour se réapproprier sa subjectivité. Cet autre lieu inscrirait une aire transitionnelle, un entre-deux vers l’altérité ».

Je fais ici deux remarques : d’une part, ce dépôt de l’étrangeté en soi, je ne le conçois pas dans un « dehors », mais dans une zone de la psyché non encore reconnue ou intégrée comme « soi » (l’ « apparentement » de Searles). L’ambiguïté est ce qui permet de faire l’économie d’une projection, se situant plutôt du côté d’une identification projective préparant une introjection. Comme le note A. Gozlan (p 176), cette question doit être mise en lien avec la place de la négativité primaire dans le processus de subjectivation, selon les axes dégagés de manière très pertinente par F. Richard (2001) dans son travail sur la question4.

D’autre part, comme le note Gozlan, de « statut » en « statut » publiés sur sa page (le « statut » sur Facebook pouvant être défini comme communication d’un « état d’esprit » de l’auteur), puis commentés par ses « amis », Jade élabore et expérimente de nouvelles frontières entre intérieur et extérieur, Moi et non-Moi, plaisir et déplaisir, etc … (p 175). Ainsi, après un « statut » dit « au père » (p 173), Jade donne accès à son profil personnel pour les abonnés de sa page Facebook, « rassemblement de son profil et de sa page ».

Après une année d’existence de (et dans) sa page, au caractère de journal intime partagé, qui renforce la constitution d’une nouvelle enveloppe sous-tendue par l’illusion groupale – le « chœur adolescent » -, Jade décide de la clôturer et d’ouvrir une autre page, qu’elle qualifie de page d’écrivaine. « Passage d’existence », note A. Gozlan, qui relève qu’il survient deux semaines après que Jade ait écrit, sur sa page, un « statut » pour sa mère : comme si cette ouverture marquait celle d’un nouvel espace psychique, caractérisé par une meilleure intégration de la position dépressive, s’accompagnant, comme le note Gozlan, d’une différenciation et d’une subjectivation plus élaborées (p 178) et témoignant de ce que « les activités en ligne sont aussi des prolongements du soi » (p. 181).

Le chapitre 5 aborde la question de la destructivité sur les réseaux sociaux, pour laquelle l’auteure invente le terme de « virtualescence négative ». Elle repose sur une confusion des espaces psychiques, « confusion entre le sujet, l’autre et la machine » (p 182), rendant compte de la « désintimité » qui expose l’adolescent(e) : ainsi A., 12 ans, se soumet-elle à une « capture » de ses seins qui se poursuit par un cyberharcèlement se communiquant à son environnement scolaire, et finalement un suicide à 15 ans, un mois après qu’elle ait posté sur Youtube une vidéo où elle raconte son histoire. L’adolescent(e), « en quête de ses propres territoires », ne parvient pas, dans un tel cas, à maintenir l’espace de jeu qui se transforme en espace d’emprise, la dimension d’espace potentiel étant écrasée par un mouvement d’indifférenciation qui provoque un retournement topique et une effraction traumatique venant d’un espace machinique virtuel vécu comme intime. Je ferais pour ma part l’hypothèse d’une répétition traumatique d’une faillite antérieure de la « mère-environnement ». La « perte de Soi » se produit ici dans cette zone fragile à l’adolescence, celle «  de l’étrangeté de l’adolescent en son corps, à la fois Moi et non-Moi » (p 184). Gozlan évoque le « secret véritable », « extériorité intime, cette extimité qui est la Chose » de Lacan, et qui se rapproche ici de ce Self dont Winnicott souligne qu’il doit rester caché.

Les dernières pages du livre d’A. Gozlan insistent sur la manière dont les réseaux sociaux – et plus largement l’investissement des espaces de l’Internet – participent aujourd’hui – et tout particulièrement à l’adolescence – des remaniements topiques concomitants des processus de transformation des identifications, des investissements pulsionnels, des modes d’actualisation de la créativité et de la destructivité.

Au sortir de cette lecture, le clinicien dispose d’une série de pistes et de concepts permettant d’explorer, avec les adolescents et les enfants d’aujourd’hui, mais aussi avec leurs parents, les ressources et les périls de ce nouveau monde auquel nul, à coup sûr, n’échappe.

J’ai ainsi découvert (p 163) une citation de Peter Blos parlant de la régression pulsionnelle et moïque à l’adolescence en termes de « réexpérimentation d’états moïques abandonnés complètement ou partiellement ayant pu constituer autrefois des bastions de sécurité et une manière de faire face au stress » : je souscris à cette perspective, à condition d’ajouter que ces états « moïques » restent en fait toujours actifs, mais avec des variations de gradients.

Cf. Matot J-P, Revue belge de psychanalyse, n°70, pp 103-120

L’auteure, qui a suivi la page de cette adolescente, a également eu un contact « virtuel » avec elle : ce point, qui n’est pas développé, pose une série de questions sur le « statut » de ce « matériel » clinique et d’une possible interaction à son sujet avec son auteur.

Le processus de subjectivation à l’adolescence, Paris, Dunod, 2001, pp 82-85